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BLANC *

 

Une chambre blanche de lumière. Le soleil printanier entre de face par la large baie vitrée.
Je suis dans un lit, enseveli sous un drap blanc qui sent le propre. Mon corps groggy pèse de tout son poids sur le matelas ferme mais confortable, qui sculpte tous mes muscles, comme lors d' une séance de relaxation. La pièce, aux murs pastels et aux boiseries blanches, est sobre dans son mobilier.
Je me sens étrangement bien, le corps lourd, l'esprit vide. Le soleil caresse tendrement mon visage.
Je suis en train de m'endormir.
Cette nuit j'ai fait la fête, je ne suis revenu qu'au lever du soleil et, je le reconnais, un peu éméché.
Mais à présent mon ébriété et le léger mal de crâne qui l'accompagnait se sont apaisés.
J'ai du mal à garder les yeux ouverts. Mes paupières se ferment. Je voudrais prolonger ce doux moment de l'assoupissement. Je me sens si calme.
Je ne sens rien. Mon corps semble anesthésié. C'est très curieux, d'ailleurs.
Je n'ai que de vagues souvenirs de ma virée cette nuit. Je revois ma moto, le clash, le feu d'artifice dans mon crâne, et puis … un blanc, … et puis ce lit.
Une petite musique chante dans ma tête. Un air qui revient, insistant, comme une berceuse sortie de la tendre enfance...
Sommeil... tellement sommeil... Mes paupières sont si lourdes, l'oreiller si moelleux,
l'engourdissement si apaisant.
Un bip, par pulsions, sur un écran blanc, à côté de moi. Il me berce. Il rythme ma respiration. Il m'hypnotise. Mes paupières cèdent. Je vais lâcher prise.
Encore un moment... juste un moment ...
« Il n'en a plus pour bien longtemps... » C'est la blouse blanche à mon chevet qui vient de parler.
Les sons s'estompent. Ils s'endorment eux aussi. Je nage dans une mer de nuages. Je flotte...
J'ai tellement sommeil.
Tout est blanc autour de moi... Et si lumineux !
Je vais m'endormir. Je ne sais pas où je vais.
D'habitude, cela ne me tracasse pas...
D'habitude, oui.
Mais aujourd'hui...

Blanc

J ÉCRIS TON NOM ...*


Les talons aiguilles, Myriam aime ça.
Cette façon de poser le pied , la partie avant de la plante bien campée sur son coussinet, l'arrière à peine soutenu par une assise incertaine, sur un centimètre carré de surface. Cette façon d'occuper le sol avec le
maximum de discrétion, sur la pointe des pieds, par effraction presque, en pointillés.

« Excusez-moi, je ne veux pas déranger ! » semblent dire toutes les femmes perchées ainsi sur cette fine tige qui vacille à chaque pas, légèrement certes, mais quand même. La tête se porte haut, le corps se maintient bien droit : c'est qu'il faut assurer l'équilibre, un équilibre qui a quelque chose d'aérien, entre humain et oiseau en quelque sorte.
Envol imminent : Voilà ce qu'on pense à les voir marcher à petits pas pressés le matin pour attraper un bus.
Un effet d'apesanteur.
Les siens, Myriam les a choisis avec soin. Ils sont noirs, en cuir très fin, mais vernis. Sobres, aucun décor superflu, mais d'une cambrure de rêve. Ils font le pied mignon avec leur finition en pointe à l'avant. Ils enferment et serrent un peu les orteils, mais leur souplesse en fait une seconde peau. Une seconde peau dans laquelle Myriam se sent tellement à l'aise, tellement transfigurée, pleinement elle-même. Dans la rue, quand
elle se sait seule, elle accentue le balancement de ses hanches qu'elle adapte au rythme de sa marche, ou bien elle ébauche quelques pas de danse... Et le soir, quand elle les enlève, elle les pose un moment sur le tabouret pour admirer à son aise le profil de ses chaussures de star.
Elle a du se cacher pour les acheter. Se cacher de son père, de ses frères, et plus curieusement de sa mère.
Mais bon... rien ne pouvait lui interdire catégoriquement de les porter. Du moment qu'ils restaient sobres et discrets...
Et qu'ils ne révélaient rien de son anatomie qui pourrait outrager les bonnes moeurs.
Myriam hausse les épaules.
L'an dernier le gouvernement a changé. Et les nouveaux dirigeants ont décidé que toutes les femmes désormais devaient porter au quotidien la burka, ce long voile noir qui dissimule entièrement leur corps jusqu'aux pieds.
Ils n'ont donné aucune consigne sur ce qu'elles porteraient en dessous.
La burka dissimule en partie les chaussures. Myriam est une des seules à savoir ce qu'elle porte aux pieds.
Et ça lui suffit.
Tout compte fait, ce qu'elle avait pris, il y a un an, pour une petite mort, lui a donné une nouvelle vie. Et depuis, il lui semble que son coeur marche devant elle, perché sur ses talons aiguilles.

J'écris ton nom

LA MOUCHE 24/4/2017*


La soixantaine argentée, il porte beau. Un Monsieur comme il faut, toujours habillé sobrement avec un rien de raideur, en costume cravate gris. Un personnage respectable, père de famille paisible, qui inspire confiance. Jamais un mot plus haut que l'autre dans son parler sobre au timbre grave. La juste mesure en tout et une valeur sure.
Ce Monsieur, imposant mais rien moins qu'humain, éprouve comme tout un chacun un besoin impérieux qui le pousse à se retrancher momentanément dans les commodités. Il s'y enferme comme il se doit et soupire profondément : Enfin seul avec lui-même, hors de toute représentation
publique, face à face avec son ego.
Le « petit coin » a en effet acquis, dans nos sociétés de confrontation permanente avec nos semblables, le statut d'ultime refuge de l'intimité. Ce qui est vrai pour le citoyen lambda l'est d'autant plus pour l'homme public, on le conçoit aisément.
Donc, notre homme ferme la porte, confiant dans sa solitude momentanément retrouvée.
Quand soudain, un bourdonnement, vague et mouvant d'abord, au creux de l'oreille ensuite. D'un grand geste de la main il l'écarte sans y prêter d'avantage attention.
Mais le phénomène se reproduit, chaque fois qu'il se rend aux toilettes. Dans l'espace exigu il se retrouve en tête à tête avec une mouche opiniâtre qui lui bourdonne dans l'oreille tout le temps de son séjour dans le lieu.
Et peu à peu, ses gestes pour écarter l'insecte deviennent agacés, puis carrément emportés. Il se surprend même à s'envoyer des gifles pour tacher d'anéantir son tourmenteur, sans succès évidemment. La mouche est véloce et il ne réussit qu'à se faire mal.
Et la bestiole persiste, sans relâche, à le suivre. Impossible d'être un instant tranquille avec lui-même.
Et toujours le même son obsédant, comme le refrain réprobateur d'une conscience intranquille.
L'homme devient nerveux. Son comportement change imperceptiblement. Des tics apparaissent, le timbre de sa voix fait des écarts dans l'aigu, son regard autrefois direct se biaise, ses sourcils épais se rapprochent en un froncement soucieux.
Son entourage ne fait d'abord pas attention à cette nouvelle attitude qu'il met sur le compte d'une fatigue passagère.
Ce n'est que lorsqu'on le surprend à raser les murs, le regard épiant autour de lui, pour se rendre aux toilettes, qu'on lui conseille de consulter un médecin pour dépression grave. Ce que le Monsieur dément avec un rire forcé, au prétexte que ce n'est qu'une mouche.
Ses proches n'osent pas insister et l'affaire en reste là.
Il ne consulte le toubib que beaucoup plus tard, quand des coliques d'une constipation majeure le clouent au lit. Alors il explique piteusement qu'il n'ose plus se rendre aux W.C., de peur de l'insecte accusateur.
-« Mais accusateur de quoi ?? » s'inquiète son entourage.
Faute de réponse claire, on cherche à persuader le Monsieur que seule son imagination lui joue des tours.
Il promet de faire un effort et de se reprendre.
Et il tente un nouvel essai, secondé par les encouragements de ses proches.
Il s'isole donc, ferme soigneusement la porte, doucement.

Il a une dernière hésitation avant d'allumer la lumière.

Il presse le bouton.

L'endroit s 'éclaire.
Et la mouche est dans les toilettes et regarde le Monsieur.
Il s'enfuit en courant, pantalon sur les chevilles, et passe la soirée entière à s'en remettre.
Il lui faudra pourtant céder à la nécessité, et notre personnage tentera encore de supporter ce fléau avec résignation: en restant dans le noir, car il n'osera plus éclairer, en se bouchant les oreilles, pour tenter de ne plus entendre le bourdonnement qui malgré tout lui vrillera les tympans, en hurlant dans l'obscurité pour couvrir le boucan insupportable de ce bzzzzz persistant...
Rien n'y fera.
Phase ultime, on le retrouvera bientôt errant sur les routes, débraillé, répétant comme un refrain : « le cabinet noir m'a tué ! » sans qu'on puisse saisir le sens profond de cette accusation.
Vagabond des chemins comme Ulysse l'était des mers, on l'entendra parler de retrouver sa Pénélope, nostalgie sans doute d'un foyer serein.
Puis il disparaitra dans le désert, et on l'oubliera...
Aux dernières nouvelles, il semblerait que l'animal incriminé dans cette triste histoire ne soit pas une mouche mais un volatile. Cependant, la confusion dans laquelle le pauvre homme se débattait ne permet pas de trancher.

La mouche

ECRIRE BIO*


Ce texte a été rédigé sur du papier naturel 100% biodégradable et non blanchi pour limiter les traitements chimiques.
Toutes ses phrases sont recyclables et issues d'un mélange des meilleures phrases des écrivains de tous les temps confondus.
Mais nous précisons que , bien que bio, ce livre n'est cependant pas comestible. Car même si son texte trop connu a été mâché et remâché, rien ne garantit que son ingestion n'aura pas un effet nocif sur la santé humaine.
A noter cependant que dans le cadre du recyclage bio, le papier mâché peut donner aux livres une deuxième vie intéressante.
Dans ce cahier de papier non blanchi vous ne trouverez pourtant nulle page blanche. En effet, l'héritage littéraire de notre civilisation comme de celles qui l'ont précédée garantit un verbiage sans temps mort. Au point qu'il devient difficile de trouver des espaces libres où placer points et virgules, pourtant nécessaires dans les textes pour reprendre sa respiration entre phrases et éléments de phrases.
Mais nous sommes certains qu'aucun lecteur ne nous en voudra : il serait cocasse et de mauvais goût de saluer l'édition de notre livre bio d'une volée de bois vert !!
Une dernière mise en garde : Attention ce livre bio constitué de papier biodégradable est par nature destructible ! Sa durée de vie est donc limitée à six mois environ. Edité au printemps les feuilles se détruiront
naturellement à l'automne. Ainsi va le rythme naturel : « Tu es forêt et tu retourneras à la forêt» a dit le prophète !
Mais un livre précieux se doit d'être rare et fragile ! Il ne vous coûtera cependant que quelques petits billets de papier monnaie : un papier nullement biodégradable, celui-là !
Mais qui possède un seul livre est bien plus riche que celui qui possède une liasse de billets de banque.
Car de lire un livre vous ne vous lasserez jamais. Mais essayez donc de vous passionner pour le texte inscrit sur les billets bancaires... !

Ecrire bio

CAGIBI*


Son lieu de culte était un cagibi où reposaient des générations de crayons, de gommes et de papiers.
En fait, une sorte de cimetière. Mais ce n'était pas un lieu triste car tous les ustensiles exposés là avaient servi, et puis ils portaient beau pour des vieux, on voyait sans peine que cette gomme noircie, ce stylo à moitié cassé, avaient fait leur usage, avaient voyagé, aligné sur le papier des
kilomètres de lignes, migré d'un cahier à un carnet en passant par une note de courses ou un mot doux à une bien-aimée, ou bien exprimé par des effacements répétés les multiples regrets, discours inexprimables, et auto-censures de la vie.

Que d'expériences, que de périples, que de rencontres multi-raciales et multi-sociales, entre tant et tant de civilisations et de lieux dans le monde: passage d'une feuille blanche à une feuille de couleur, d'un ticket hâtivement griffonné au papier vélin d'un livre de qualité, du fond d'un sac à une oreille, d'une trousse d'écolier à un trottoir urbain où on l'avait laissé tomber.

A moins d'être oublié au fond d'un cartable, la scolarité terminée. Alors
commençait un voyage dans le temps, le cartable se transformait en grotte sombre enfermant loin du monde et de son évolution l'objet qui sommeillait en attendant sa délivrance, des années plus tard, dans un univers transformé.

Ah ! Que d'histoires ils avaient à raconter, tous ces objets !

Si c'était un cimetière il était plein de couleurs, plein de témoignages de vies ardentes et diverses, et Adam, qui le savait, commettait exprès les pires bêtises pour que ses parents exaspérés l'enferment quelques
minutes dans ce cagibi où l'enfant émerveillé voyait une caverne d'Ali Baba.

Cagibi

BONIMENTEUR*


Une expérience... Une simple expérience scientifique !...
On lui avait ri au nez. Impossible ! Personne ne serait dupe !
Edmond Leurre avait souri. La psychologie n'était certes pas sa spécialité, mais la discipline l'interessait. Et puis, que risquait-il ? A peine aurait-il quelques frais au départ pour lancer le processus.
A cette époque, beaucoup sous-estimaient encore la réalité virtuelle. L'occasion était venue de prouver ses possibilités.
Dans le pays le mécontentement atteignait des sommets que chaque fois les médias prétendaient indépassables, jusqu'à leur dépassement quelques mois plus tard. La colère accumulée des citoyens
mettait sous pression une marmite prête à l'explosion. On déplorait les problèmes sociaux, qui se multipliaient, sans rien faire pour les résoudre, tout en assurant à la population qu'on prenait les mesures nécessaires.
On, c'était le gouvernement de l'époque, sur lequel nous resterons neutre.
Un soir, à 20h précises, apparut sur toutes les chaines d'actualités de la télévision une jeune personne, blonde, aux cheveux longs. Silhouette alerte, visage avenant, et des élans verbaux de tribun qui trahissaient une femme de tête.

Quelques journalistes – mais peu nombreux – firent remarquer qu'elle avait un sourire de squale, mais on crut à une erreur de frappe, et on interpréta
« squaw », plus flatteur pour la donzelle, avec un zeste d'exotisme. Le nez un peu trop long et pointu suggérait un tempérament de pique-assiette mais on ne s'y attarda pas.

Impressionnés par cette apparition, tous écoutèrent patiemment ce qu'elle avait à dire.

La création immédiate d'un compte facebook et quelques tweets bien percutants lui assurèrent un club de fans dès le lendemain.
Et dès le lendemain également on entendit de nouveau sa voix sur la plupart des chaines.
Les commentaires de ses tribunes remplirent les différents journaux et des débats furent organisés sur le contenu de ses discours, avec bien sur droit de réponse.

Elle devint bientôt la coqueluche des médias et de tout un peuple. On la retrouvait sur des T-shirts, sur des tasses à café, sur le papier
destiné aux commodités, et on copia ses traits pour la statue en buste du symbole national. On donna aussi son visage à une héroïne, icône populaire du pays, à l'occasion de l'édition remaniée d'un livre d'Histoire qui devait paraître l'année suivante.

Elle entra ainsi dans chaque foyer et devint le sujet de prédilection des discussions. Chaque soir rendez-vous était pris, à la même heure, avec
cette incontournable personnalité.
Mais, au fait, que disait-elle pour connaître une telle notoriété ?
La plupart des auditeurs auraient été bien embarassés s'il leur avait fallu résumer ses dires en un programme cohérent. Mais on pouvait retenir que si on lui confiait le gouvernement, tout irait beaucoup mieux puisqu'elle seule savait comment résoudre les problèmes, qu'elle était solidaire des
laissés pour compte, et décidée à les défendre becs et ongles contre tous les parasites qui leur volaient leur gagne pain et s'enrichissaient sur leur dos. Elle disait comprendre leur colère et était décidée à donner un grand coup de balai. Sur la manière de s'y prendre, elle avait ses idées.
Et chaque jour les bataillons de ses fidèles grossissaient leurs rangs, jusqu'à devenir bientôt une majorité d'inconditionnels
« Alors ???... » dit l'expérimentateur narquois en regardant son interlocuteur sous le nez.
Bref coup d'oeil échangé entre le sous directeur de Cabinet et son secrétaire.
Il fallait se rendre à l'évidence : Edmond Leurre avait réussi son pari. Et en un temps beaucoup plus court que prévu.

Le Ministère de l'Information n'avait plus qu'à s'incliner. Preuve était faite.
« Et maintenant ? Que comptez-vous faire ? »
L'inquiétude était palpable.
« Il va falloir démonter tout ça... »
Le soir même, à 20h, apparut sur toutes les chaines de télévision un visage inconnu du public, celui d'Edmond Leurre, côtoyant l' idole politique de toute une nation.

Par quelques mots il prépara les auditeurs à un tour de passe-passe que beaucoup prirent pour un trucage : Dans une animation bien articulée, il fit apparaître l'envers du visage familier qui s'avéra être un savant moulage en creux, et qui s'effaça trait par trait de l'écran jusqu'à disparaître totalement.
Pour beaucoup, ce soir-là fut un soir de deuil.
Mais peu de temps après, ils étaient nombreux à jurer ne jamais y avoir cru pour de bon.
Parce que vraiment, pour croire une histoire pareille, il ne faut pas être malin ! On voit tout de suite que ça ne peut pas être vrai!
Comment ???
Oh noon ! Là vous me faites marcher !... Ne me dites pas que vous y avez cru !!...

Bonimenteur

LE CRI


C'est une étrange après-midi. Ce matin, le ciel était clair,la température, hivernale certes, mais la fin de l'automne approche. Cet après-midi, le ciel s'est assombri jusqu'à se plomber d'un plafond si sombre que les réverbères se sont allumés. Les rues sont désertes, les citadins planqués chez eux.
Dans l'attente ? Mais de quoi ?
D... se sent fatigué, éreinté même, une fatigue inhabituelle, inquiétante. Il décide de rentrer chez lui, en centre ville, dans son deux-pièces étroit, où personne ne l'attend.

Quand une question banale lui vient à l'esprit : « Quelle heure est-il ? ».

Il lève les yeux. La pendule de la mairie devant lui est arrêtée. Une panne banale ? L'orage qui s'annonce ? des ondes électro-magnétiques peut-être qui auraient stoppé momentanément le mécanisme ?

Il consulte sa montre pour constater qu'elle est arrêtée elle aussi.

Une vague inquiétude s'empare de lui, oppressante dans cette ville comme hors du temps. Et il pense spontanément : « Quelle heure peut-il être chez moi ? » comme si son domicile pouvait seul échapper à l'engourdissement de la ville, comme un ultime refuge dans la réalité familière.

Il retrouve sa rue et sa porte, tourne mécaniquement la clé dans la serrure, qui résiste, l'obligeant à enfoncer sa porte comme par effraction.

Il se dirige vers son lit comme un automate et s'endort spontanément.

« Juste une petite sieste » pense-t-il en sombrant dans le sommeil.
Lorsqu'il se réveille, il fait nuit. Mais le ciel est redevenu clair et a pris une couleur verdâtre. Une aurore boréale, inconnue sous ces latitudes, éclaire la ville d'une clarté glauque. Dans les rues très animées, de nombreux badauds déambulent.

D... décide de sortir lui aussi.

Il franchit son seuil, se met à arpenter la rue et réalise très vite que quelque chose a changé. Les panneaux de signalisation sont inconnus, les affiches illisibles, écrites en caractères familiers mais dont le sens
pourtant lui échappe. Les visages des passants eux-mêmes sont étranges, grossièrement déformés et sens dessus-dessous comme dans un tableau cubiste.
Il s'adresse pourtant à l'un d'eux pour demander l'heure. L'autre lui désigne l'horloge de la mairie en lui répondant grossièrement : « Vous ne savez peut-être pas lire, jeune homme ? ».

Non ! Il ne sait pas ! Il ne sait plus lire ! Ni l'heure ! Ni les mots ! Et un sifflement strident lui vrille la cervelle.
Où est-il ? Que fait-il là ? Quel jour sommes-nous ?

Il se prend la tête entre les mains. Il veut hurler.
Il ouvre grand la bouche. Mais aucun son ne sort de sa gorge.


Ce même jour, au musée, une foule de badauds intrigués se masse devant « Le cri » de Munch qui suscite beaucoup de commentaires.

Le cri

LE GRENIER

 

C'était une drôle de maison, toute en hauteur, accouplée à trois autres, avec lesquelles elle formait un pâté, le pâté « du  bout » enfermé dans ce qui avait été un parc, où se répartissaient trois autres pâtés. Un parc coincé entre une usine Seveso et la ligne de Chemins de Fer Paris-Marseille.

On accédait à cette maison par le sous sol, au niveau du parc, à moins d'emprunter le petit chemin qui bordait la voie ferrée et aboutissait à un balcon-passerelle devant notre porte. L'entrée était un vaste vestibule, qui séparait les deux pièces principales, où s'ouvrait un escalier qui montait en deux volées sur deux étages, séparés par une porte. Les deux niveaux supérieurs étaient conçus sur le même modèle, une pièce de chaque côté de l'escalier, et je partageai le dernier, mansardé, avec le grenier, qui occupait la partie gauche en face de ma chambre, à droite.

Ma chambre m'était familière, mais il m'était interdit d'aller dans le grenier. Pourquoi ? La poussière peut-être, le fourbis à « pas toucher ». Mais, même si  j'arpentais tous les soirs l'escalier de bois, qui grinçait méchamment sur le dernier étage, je ne le faisais jamais sans une petite appréhension, guettant chaque bruit et avançant prudemment sur les marches le dos au mur. L'approche du grenier interdit sentait l'inconnu, l'inexploré, et semblait se peupler de présences occultes, encouragées par l'éclairage insuffisant de l'escalier, au fur et à mesure de mon ascension.

Ce soir-là cependant j'étais montée me coucher tôt. Pas fatiguée, « rien à la télé, sinon sans intérêt ». J'avais prévu de lire un livre dans mon lit.

Mais parvenue à la porte de ma chambre, la pièce défendue, juste en face, m'attire. Après tout, qu'est-ce que je risque ? Ils sont collés devant l'écran, deux étages me séparent du salon télé, et je n'ai aucune raison de faire le moindre bruit.

Demi tour. La porte que j’entrouvre bloque un peu, je pousse. La pénombre : c'est l'été. Une odeur de poussière et de renfermé : c'est un vrai grenier ! Un amoncellement de tout et n'importe quoi, mais je sais déjà que malheureusement j'ai très peu de chances, sinon nulles, de retrouver des objets anciens, ma mère ayant la manie de tout jeter. Ce qui m’apparaît donc au premier coup d’œil, ce sont des caisses de carton bourrées surtout de tissus divers en vrac (ma mère fait de la couture), des vieux meubles disgraciés, des jouets oubliés, des livres (« c'est encombrant ») et des « trucs qui peuvent encore servir », sans intérêt.

Je fouille, je cherche la petite chose, si petite qu'elle a peut-être, par chance, été oubliée de la poubelle. A moins que dans les coins... Et là, toute droite, se tient un objet que d'abord je n'identifie pas.

Je le regarde de nouveau.

Alors m'apparaît en un flash la silhouette voûtée, coiffée d'un béret basque, filiforme et énergique, de mon grand-père, disparu depuis plusieurs années. C'est sa canne que je tiens dans mes mains, celle que son bras valide brandissait comme un foudre, celle qui ponctuait chaque parole de ce grand vieillard au verbe haut. Et je revoie sa démarche saccadée et nerveuse, et son sourire à la Voltaire qui couronnait chacun de ses discours, lui qui prétendait sans rire que seules les femmes sont bavardes. Comment cet objet, modeste mais éloquent, avait-il pu traverser toutes ces années en échappant à la poubelle ?

Je devinais que c'était à mon père que je devais cette découverte. Il avait misé sur la modestie de ce vestige, qui facilitait sa cachette, pour le planquer dans un endroit où personne ne pénétrait jamais, dans ce grand grenier où il prenait une si petite place.

Et moi, en un éclair,je m'étais retrouvée face à son propriétaire.

Je retournai dans ma chambre, je m'endormis dans un sourire.

Le grenier

A TABLE !! *

 

 

« A table ! »

Des mots magiques pour Coline.

Elle était toujours la première grimpée sur son tabouret de bar à la table haute, serviette nouée autour du cou, les deux mains posées sagement de chaque côté du couvert, bien droite, pour éviter à sa mère de différer le service en la réprimandant. Ça sentait bon, et Coline suivait du regard chaque louche qui se déposait au creux de son assiette, avant de la récupérer et d'y plonger le nez pour dévorer son contenu.

Mais ça, c'était avant.

Aujourd'hui, il est huit heures, et Coline vient de se lever. C'est en traînant les pieds qu'elle s'approche, se hisse lourdement sur son siège. A table, elle a mis les coudes, et son menton au creux de sa main droite qui soutient avec difficulté le poids de la tête, dans un équilibre branlant. Elle lorgne le plateau. Vide. Sa mère s'affaire à la cuisine, passe et repasse, et lui glisse au passage : « Allons, Coline, un peu de courage ! »

Du courage, il lui en faudra.

La table est vide ? Non. Devant Coline trône un pot de plastique. Blanc. Encore fermé d'une capsule de papier. Blanc. Mais Coline sait qu'en l'ouvrant elle verra une gélatine. Blanche. Elle regarde le pot d'un œil torve et soupire à rendre l'âme.

Avant, le petit déjeuner se prenait en famille, surtout pendant les vacances. La table pleine offrait un assortiment de petits pains dorés. Il y avait le pot de beurre avec son couteau assorti ; des confitures à tous les parfums, du miel aussi ; la grosse cruche pleine de jus de fruit ; du fromage blanc crémeux, avec du sucre roux à volonté ; un bol pour chacun avec café pour les parents, et chocolat chaud odorant et mousseux pour les plus jeunes. Du chocolat !...

Aujourd'hui, papa et maman ont pris le ptit déj en vitesse, sur un coin du comptoir, en s'assurant que Coline n'était pas encore réveillée, puis ont débarrassé bien vite pain et beurre comme pour cacher un larcin. Ses frères et sœurs se planquent dans le couloir pour dévorer à la va-vite une tartine de confiture.

Il y a un mois, une visite médicale au lycée a envoyé Coline tout droit chez un spécialiste de l'obésité, qui a ordonné un régime sévère et établi une fiche où il est surtout question de la dégoûter à tout jamais de manger.

Ça, c'est l'avis de Coline.

Mais quand elle regarde devant elle, ce matin-là, on ne peut pas lui donner tort.

Car est-ce encore manger, que d'absorber cette gélification acre, sans sucre, qui se prétend abusivement du yaourt ? Même à 0%, ce faux alibi n'excuse pas un goût aussi dégueulasse. « Pas étonnant qu'on fait de la pub pour les vendre », pense Coline, « sans ça tous les magasins resteraient avec ! »

Et elle imagine les rayonnages du supermarché remplis de yaourts à 0%, un cauchemar pour les « bien-portants », soudain contraints de se nourrir de cet exutoire parce qu'un décret présidentiel a décidé que chaque Français devait en manger au moins trois par jour.

Une pensée qui parvient à la dérider un peu. Sa mère qui la guette dépose un baiser sur son front et Coline lui sourit sans conviction.

Elle a pris sa petite cuiller et l'enfonce jusqu'au fond dans la matière vaguement visqueuse, qui aspire l'ustensile comme la vase d'un marais... Coline frissonne. Elle s'est soudain imaginée, engloutie dans un océan de yaourt. Elle cherche désespéramment un appui pour remonter à la surface, appelle à l'aide en vain, s'enfonce toujours plus profond jusqu'à disparaître.

Elle prend le pot avec rage et le presse trop fort. Le plastique souple se rebiffe et pour se venger lui crache son contenu au nez. Sa mère proteste et la gronde mollement. Munie d'une lavette elle efface les traces blanchâtres qui dégagent une vague odeur de vomi.

Il reste la moitié du pot en place.

Coline le regarde fixement, avec agressivité. Une joute sans merci s'annonce, un affrontement face à face. Chacun mesure ses propres forces et ses chances de berner l'autre.

« Allez Coline ! » chantonne sa mère sans conviction. « Tu nous remercieras plus tard d'avoir pris ce problème en main et de t'avoir contrainte. Tu verras après comme tu vas plaire aux garçons ! »

Alors ça ! C'est le dernier argument auquel Coline avait pensé ! Qu'a-t-elle à faire des garçons ? Sa meilleure copine lui suffit, qui ne lui a jamais fait sentir qu'elle était grosse. Les garçons sont bêtes, prétentieux, sans intérêt. Comment peut-on être attiré par ces grands dadais raides comme des manches à balais, aux bras trop longs, au cou de volaille déplumée, à la face en pleine floraison qu'elle que soit la saison, et si fiers des trois poils qui ombrent leur lèvre qu'ils se les teintent en noir pour le cas où on ne les remarquerait pas ! Ah non alors ! Coline est bien trop contente d'être une fille et ne comprend pas pourquoi le monde n'est pas rempli de femmes !

Le yaourt la regarde, goguenard. Ou plutôt l'espèce de smiley sur le pot, qui se paie sa fiole depuis tout à l'heure et emprunte le zéro dont il s'est fait un visage bêtement hilare.

Parce qu'en plus, en avalant ça il faudrait qu'on soit heureux !

Elle prend le pot, le tourne, le retourne, le frictionne.

Est-ce qu'en le frottant un génie va apparaître ?

« Génie, gentil génie, fais disparaître cet ersatz couleur d’hôpital et donne moi à la place une brioche au beurre bien mousseuse avec un cœur fondant de praline rose... »

Une main a surgi derrière Coline. Elle tient une cuiller qui plonge et ressort pleine.

« Allez ! Coline, une cuiller pour maman, une cuiller pour... »

Et Coline, de guerre lasse, ouvre la bouche. En deux passes l'objet est vide.

Alors, elle dégouline en boudant de sa chaise, pose le pied au sol et s'essuie la bouche du revers de son pyjama.

Fini pour aujourd'hui... Mais demain, il faudra remettre ça.

A table!
Kandinsky

KANDINSKY

 

Impression Kandinsky ?

Globules !

Peut-être ce qui frappe le plus quand on pénètre dans les salles : des formes bizarroïdes et disparates flottent dans des plasmas de couleurs.

La couleur, justement.

Partout, proliférante, dans une myriade de nuances, à l'infini. Jamais la même bien sûr et jamais de hiatus malgré leur proximité, cela va de soi.

Partout ?

Sauf dans quelques dessins au trait, mais souvent des études préliminaires.

Car chez Kandinsky, même le noir et blanc est couleur, contraste absolu, découpage, compartimentage . Ou affirmation de lignes sinueuses ou droites dans sa technique du « point ligne plan »

Mais la couleur prédomine.

On s'approche :

Les formes se combinent, s'enlacent, se font face, se répondent. Une relation entre elles s'établit. Aucune n'est isolée, indépendante, perdue dans le décor. Un dialogue s'instaure, minimal peut-être mais indéniable.

C'est une grande fête, une kermesse, et c'est carnaval : un monde foisonnant de couleurs, mais aussi de masques divers et de bruits.  « Une polyphonie, comme dit le musicien, liaison de conte de fées et de réalité »

La courbe omniprésente enrichit l'effet : les formes roulent, glissent les unes sur les autres, pirouettent, s'enlacent comme yin et yang, s'éventrent en gueule ouverte pour crier, se faufilent dans la masse ou s'étirent comme chewing-gum. Parfois même, telles des rubans de Möbius, elles se déroulent sans commencement ni fin, en ménageant dans leurs entrailles des matrices mouvantes, sources de nouvelles vies.

Car ce monde bouge, couve, naît, éclot et s'efface en une gestation perpétuelle. Des « fœtus » apparaissent dans des ventres rebondis, qui « pondent » des rejetons, des organes s'animent, des cellules se divisent, noyaux et chromosomes se séparent par séquences consécutives, comme dans une bande dessinée.

Et un monde bizarre apparaît sous nos yeux, depuis l'amibe primitive jusqu'au composé hétéroclite : une bestiole invraisemblable proche d'un insecte fantastique.

Et, puisqu'il faut un lieu de vie à cette faune imaginaire, une toile de fond criblée de points de couleur, combinés en galaxies improbables, un ciel étoilé, une voie lactée fantastique, recrée l'Univers dans sa forme originelle et fantasmée.

Mais Kandinsky ne s'arrête pas là :

Non content de créer un monde organique et de réinventer l'espace galactique, il propose un nouveau langage : il reprend ses formes de base, les miniaturise, les combine, en fait des graphies audacieuses qu'il range dans un damier noir et blanc, un alphabet fantastique dans l'esprit des hiéroglyphes égyptiens. Une nouvelle écriture naît, hors du temps comme de l'espace, extra terrestre en quelque sorte, qu'il enferme à l'occasion dans des cartouches comme faisaient les Égyptiens anciens avec le nom de leurs pharaons.

Ainsi, en artiste complet, sémiologue et coloriste de génie, il nous convie à la génèse d'un univers, peuplé d'êtres vivants qui parlent un langage propre.

A nous de le déchiffrer.

Alors, et alors seulement, celui qui confiait vouloir « raconter ses rêves », aura gagné son pari.

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