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Flocon de neige*


Dans un pays au nom oublié naquit un jour une enfant qu'on baptisa « Flocon de neige ». Plusieurs raisons avaient présidé au choix de ce prénom charmant : La petite, particulièrement gracieuse, était venue au monde avec une épaisse tignasse argentée, mais surtout, elle ne pesait pas plus qu'un flocon de neige suspendu dans le ciel hivernal.
Dans les mois qui suivirent, on se préoccupa de ce bébé fragile qu'on nourrit copieusement, dans l'espoir de corriger sa courbe de poids défaillante. Cependant la petite se portait à merveille mais ne rattrapait pas la moyenne des enfants de son âge.
Elle était pourtant alerte et solide et jouait aux mêmes jeux que les autres avec autant d'entrain, mais les années passaient et Flocon de neige se maintenait très en deçà du poids conforme sans aucun souci de santé.
En revanche, elle développa bientôt une aptitude particulière à la course à pieds où elle battait tous ses adversaires, surpassant tous les records de vitesse et d'endurance.
Mais surtout, surtout, elle révéla tous ses talents dans l'art de la danse classique : les figures qu'elle exécutait enthousiasmaient les plus grands artistes. Ses entrechats effleuraient à peine le sol, ses portés aériens, ses bonds spectaculaires défiaient la pesanteur, et ses prestations donnaient l'impression d'assister à l'envol d'un ange.
Elle devint très jeune la coqueluche de la presse et du milieu qui la voyaient comme une étoile au firmament. Une longue carrière s'ouvrit devant elle, et jusqu'à un âge avancé elle ravit ainsi son public sans défaillance, tout en gardant son avantage de masse corporelle.
Quand elle mourut elle ne pesait pas plus qu'une plume et avait jusqu'à un age avancé fait honneur à sa vocation.
Cependant son cas continuait d'intriguer la médecine qui ne s'expliquait pas sa singularité. Aussi, on pratiqua une autopsie sur le corps. Et on fit alors une découverte surprenante :
Depuis longtemps charbon et le pétrole étaient abandonnés, et l'atome, considéré comme propre, avait pris la relève, assurant la quasi totalité des besoins énergétiques. Mais l'utilisation immodérée d'uranium avait, par l'intermédiaire de la radioactivité alpha, produit un surplus d'hélium dans l’atmosphère terrestre. Et par ailleurs l'emploi massif dans l'industrie du gaz naturel, lui-même réservoir d'hélium qu'il libérait dans l'air en forte quantité, n'arrangeait rien.
Ainsi la majorité de la population souffrait de graves problèmes respiratoires, qu'on baptisait « allergies » faute de reconnaissance officielle. Les poumons humains en effet ne pouvaient supporter sans préjudice ce changement chimique de l'air.
Tandis que Flocon de neige, elle, comme l'autopsie le révéla, bénéficiait de poumons adaptés qui semblaient tirer le meilleur parti de ce gaz plus léger que l'air sans en subir les nuisances. Ils recyclaient l'hélium ingéré en énergie qui se mêlait sans danger à son sang.
Car Flocon de neige était le premier spécimen d'une mutation génétique qui affranchirait peu à peu l'humanité de l'attraction terrestre. Un nouvel age débutait avec elle : Après la marche à quatre pattes des très lointains ancêtres, la bipédie qui avait caractérisé l'homo sapiens laisserait bientôt place à un homme aérien.
Et Flocon de neige ouvrait la voie.

Flocon de neige

Déclaration*


...Quand au joli-coeur zailé qui te visite chaque jour, je lui trousserai les ailes ! je le scorniflerai ! je ferai des scoubidous avec ses antennes ! et je lui escarbillerai gravement le binoclard, si je le surprend à se poser encore une fois sur ta robe écarlate, ou même à l'effleurer de ses sales ailes de papillon! ou si je le vois seulement te tourner autour !
Je le mettrai dans un état tel qu'il ne pourra même plus voir son reflet dans une flaque d'eau sans s'y noyer de désespoir !
Oh ma Belle ! Ne me repousse pas ! Tu ne peux imaginer jusqu'où j'irais! Si tu ne veux pas de moi je m'effeuillerai jusqu'au dernier cil avant de me suizigouiller ! La terre sera ma tombe où je retrouverai mes racines d'humble passager du temps, dont le petit soleil d'or aura duré moins qu'un été...
Prends garde ! Ma menace est sérieuse et la faux du paysan n'est jamais loin à l'heure de la moisson. Car si ma carte du Tendre se limite à mon coin de pré, ma passion n'en est que plus intense pour ma dulcinée Coquelicot, douce fleur de mes pensées !
Signé : le petit pissenlit qui ne fleurit que pour toi ! (Devant toi, là !...non ! Un peu plus loin... voilà!... oui ! Le 3eme en partant de la gauche... c'est ça, entre les deux pâquerettes!)

Déclaration

Minet à sa maîtresse*

De mémoire de minet, on n'aurait jamais imaginé ça.

Alors que je m'en venais comme à mon habitude dans un coin retiré du jardin

pour me creuser un WC confortable, et que je remuais la terre avec entrain avant de m'installer confortablement sur le trou, j'entends derrière moi une petite voix vindicative, qui m'intime de faire attention tout de même ! au prétexte que ce jardin ne m'appartient pas !

Je me retourne , dédaigneux et hautain, avant de reprendre ma besogne, et voilà que ça se gâte.

Un rosier aux fleurs grosses comme des pivoines se plaint de l'odeur et pince ses délicats boutons. Il craint que j'érafle ses tiges fragiles avec mes griffes, ou que je déterre ses racines pourtant profondément enfouies dans le sol. Et l'arbuste prétentieux de me débiter son pedigree, arguant de son ancienneté et de ses quartiers de noblesse comme autant de boucliers contre mes œuvres scatologiques et ma foi, naturelles.

Moi, je feins l'innocence, Je fais valoir que je lui procure de l'engrais, que je reboucherai soigneusement après et qu'il n'y paraîtra pas. Mais ses récriminations redoublent . Alors je le laisse causer – les vieux radotent, c'est bien connu. Je détourne mon regard de celui qui voudrait tant étendre ses branches basses pour

me piquer là où je pense.

Taquin, je prends mon temps et fais durer. Après tout, fidèle à ma réputation de minet grassouillet à sa maîtresse, j'ai copieusement mangé ce midi et suis bien décidé à rester sur mon « trône » le temps qu'il faudra.

De colère impuissante, mon adversaire fleuri vire de rouge à violet, et manifeste

en fonçant la couleur de ses feuilles qu'il est véritablement vert de rage. Il raidit

ses branches et hérisse ses épines comme autant d'armes de guerre.

Non loin de là et depuis quelques minutes déjà, un liseron indiscret observe la

scène. Il a ouvert grand les trompettes de ses fleurs pour mieux écouter la querelle. Ses tiges fines rampent sur le sol et entourent lascivement le pied du rosier. Il l'embrasse pour le consoler de son désagrément et cherche à calmer sa fureur.

Mais l'autre s'ébroue violemment, prétextant un coup de vent, et déchiquette sans pitié le consolateur importun.

Cependant, j'en ai terminé, et, fidèle à ma promesse, j'enfouis mon œuvre.

Le trou rebouché, le sol retrouve sa régularité, comme auparavant.

Je vais donc pour m'éloigner, mais avant de partir, j'avise une rose bien épanouie et à la hauteur voulue. Assuré de l'impuissance totale de mon adversaire, je

m'essuie consciencieusement le croupion à ses pétales parfumés.

Ma maîtresse appréciera. Car moi aussi j'ai un pedigree. Je suis un chat délicat.

Et j'aime le parfum des roses.

Minet à sa maîtresse
Des chiffres et des lettres

Des chiffres et des lettres*

 

Un Sept ayant la grosse tête rencontra un Huit.
« T’es qu’un double zéro » lui dit-il en le regardant de haut.
« Comment cela? » répondit l’intéressé en gonflant ses deux ventres d’importance.
« Apprends donc, mon jeune ami, que selon les dires d’un célèbre humoriste, si

Zéro n’est rien, double Zéro est deux fois rien. Et deux fois rien, c’est déjà quelque chose! De toutes façons, toi, tu n’es jamais qu’un Un qui a avalé un porte manteau! »
Outré, le
Sept se redressait, toisant son adversaire et s’apprêtant à répliquer,
lorsqu’un
Trois bien intentionné jugea opportun d’intervenir:
« Allons!! Vous savez bien que dans notre démocratie tous les chiffres ont la même importance et le même droit à l’existence! La différence est une richesse qui n’empêche en rien l’égalité! »
« Oh! Toi! » lui lança le
Sept « tu ferais mieux de te taire! Tu n’es qu’une demi
portion! Un
Huit coupé en deux dont seule subsiste la moitié droite!
« Ca n’en restera pas là! » s’offusqua le
Trois. « Je vais chercher un avocat! J’ai des relations, moi, Môssieur!! »
Et c’est ainsi que le
Trois fit appel à son amie Epsilon, engageant du même coup les lettres dans la bataille. Le conflit, donc, s’envenimait, de trés localisé au départ il menaçait de s’étendre et de devenir inter-ethnique!!
Mais le
Trois comptait sur son amie l’Epsilon pour se joindre à lui, se tenir
étroitement à ses côtés et reconstituer ainsi, à eux deux,un
Huit parfait pour clouer le bec à ses détracteurs.
Pendant ce temps-là, profitant de la diversion,
Sept et Huit recommençaient de plus belle:
« De toutes manières », affirmait le
Sept, je suis devant toi dans la liste: Donc je
suis plus important que toi! »
« Pas du tout! » objectait le
Huit, « puisque je vaux plus que toi! »
C’est alors que la lettre Pi, qui passait par là et avait remarqué la présence
d’Epsilon, crut de son devoir de s’interposer. Elle arguait de sa position de nombre intermédiaire (entre le
Trois et le Quatre), de son ancienneté, et de son titre à particule (3,14 etc) pour imposer son autorité. Elle commença sagement par observer les deux rivaux.
« Il me suffit de mettre un tout petit un derrière moi pour faire 71 et valoir bien plus que ton minable
Huit! » disait le Sept.
« Oui! Mais tu ne peux aller ainsi que jusqu’à 79, et un simple zéro derrière moi fera 80, qui vaut plus! Na! »
Pi prit alors sagement la parole:
« Mes amis! mes amis! plaida 3,14 etc, le problème est bien plus complexe! Croyez-en ma vieille expérience et mon habitude des casse-têtes scientifiques: Les chiffres, même avec leurs dizaines ou leurs centaines, ne sont rien sans décimales qui peuvent se compter à l’infini! Tenez! Moi,par exemple… »
Les deux ennemis se mirent aussitôt d’accord pour faire taire le bavard:
« Oh toi! Le coupeur de cheveux en quatre, va voir à ta vingtième décimale si j’y suis! Le peuple des chiffres et des lettres n’a que faire de tes calculs scientifiques réservés à une élite politico-techno-démagogique intellectuelle. Ce qu’il veut, c’est l’égalité de considération pour tous… »
Et le débat se poursuivait, à l’infini…
A la fin du
XIXe siècle, le baron de Coubertin, ayant eu vent de ce conflit, eut bien 
l’idée de créer un exutoire à cette guerre interminable. Sa résurrection des Jeux Olympiques antiques, destinés à canaliser les pulsions mortifères de la guerre dans des compétitions inoffensives, rencontrait un succès mondial.
Mais qui se souvient encore, aujourd’hui, que dans le même esprit ce philanthrope créa « les chiffres et les lettres »?? Pourtant le succès de ce jeu ne s’est pas démenti depuis! Ingratitude de la postérité!
Et ce conflit perdure encore de nos jours puisque notre monde, régi plus que jamais par les lettres (le triple
A qui va jusqu’à s’immiscer sournoisement dans les textes à l’insu même des auteurs) et les chiffres (pourcentages et statistiques) ne tourne pas plus rond pour autant

Boulimie*

 

C'était comme si rien ne s'était passé. Pas un mot à la radio, la télé ou les journaux. Aucune réaction du Ministère de la Volupté. Pourtant...

Les bibliothèques étaient prises d'assaut, les bibliothécaires débordés ne pouvaient pas répondre à plus d'une question à la fois. Les lieux surpeuplés devenaient inopérants. Impossible de s'asseoir à une table, même rester debout avec un livre dans les mains était difficile. Encore ne fallait-il pas le déposer une seule seconde sur une chaise au risque de ne pas le retrouver. Très vite des nombres limités de lecteurs avaient été instaurés, mais les refoulés à l'entrée s'organisaient en commandos pour forcer les barrages. Tant la soif d'apprendre, la curieuse frénésie de la connaissance s'était emparée des humains.

Cependant les bibliothèques n'étaient pas les seules touchées, les musées connaissaient le même engouement. Tout lieu où on était susceptible d'apprendre quoi que ce soit était pris d'assaut : Les laboratoires de recherche, les usines, les boulangeries et autres fabriques, tout endroit où un savoir pouvait se transmettre !

Même se promener dans la rue comportait un risque! Pour peu qu'on connaisse le métier du flâneur, celui-ci se voyait accablé de questions sur son expérience, de bûcheron, ou de comptable, ou de garagiste... Le désir du Savoir comme maladie contagieuse !

Et chacun vantait auprès de ses amis ses exploits du jour et les nouvelles connaissances qu'il venait d'acquérir. Et naissait une nouvelle mode, les collections de connaissances, mises en fiches de différentes couleurs, et exhibées aux autres avec fierté. Surpasser le lendemain le palmarès de la veille assurait la gloire et on portait en triomphe les lauréats.

Cela faisait bientôt un mois que cette frénésie du désir s'était répandue sur la planète.

Tout cela avait des points positifs. Les gens n'avaient jamais autant communiqué. Échanges, rencontres devenaient la norme. Les professeurs dans les écoles refusaient des élèves, souffraient de surmenage, obligés de répondre à toutes les questions qui fusaient aux quatre coins de la classe, qui plus est toutes pertinentes, étaient portés aux nues comme les gourous d'une nouvelle religion à leur sortie d'école et mouraient de crise cardiaque dans un sourire de béatitude. Libraires et bibliothécaires devenaient fous et tombaient à genoux dans une prière de reconnaissance à Jésus Marie Joseph devant la foule d'aspirants au savoir qui les assaillait dans leurs locaux autrefois déserts. Les gens s'interpellaient dans la rue, faisant de nouvelles connaissances au hasard, échangeaient, comparaient, dialoguaient enfin.

Mais des querelles éclataient aussi, car les discussions s'animaient vite, tant l'enjeu avait pris une importance démesurée. Les gifles devinrent très vite des coups de poing, et des marchands d'armes artisanales tirèrent parti du fait, vendant en cachette des ustensiles de plus en plus sophistiqués pour trucider efficacement les contradicteurs irréductibles.

A partir de ce moment-là, il devint dangereux de se trouver en public. Il était temps que les autorités s'en mêlent. Ce qui avait débuté comme une joyeuse kermesse un peu folle était en train de tourner au carnage.

Et comme toujours les politiques sans imagination envoyèrent les policiers, puis, n'en venant pas à bout, l'armée. Mais la fin de l'histoire, bien trop banale n'a, elle, aucun intérêt.

Boulimie

6 et 9 * 

 

Contrairement à certaines médisances, nous tenons à préciser que la page 6 ne nous a pas quitté.
Son absence, entre les pages 5 et 7, n'est que momentanée.
En effet, cette page sans doute trop curieuse, est, momentanément je le répète, allée trouver la page 9, s'étonnant de trouver dans ce chiffre inversé son semblable parfait, mais à l'envers. Et depuis, les discussions vont bon train pour trouver lequel est le chinois de l'autre, pour vivre ainsi la tête en bas.

Chacun prétend bien sûr que c'est l'autre, chacun renvoie aux antipodes ce contraire contrariant. Il faut dire que le 9 n'a rien trouvé de mieux que de prétendre prendre la place de la page 6, en faisant brutalement une pirouette pour prouver qu'elle était parfaitement capable de se transformer en 6, et qu'il lui était facile de donner le change.  C'est en fait son équilibre hésitant qui l'a trahi. Il s'est retrouvé cul par-dessus tête, roulant sur lui-même, très vexé de l'hilarité des autres pages.

A ce jour, la discussion dure toujours, et ils en sont à présent à se comparer au
phénomène matière-antimatière qui régit l'Univers, l'un et l'autre prétendant bien sûr jouer le rôle de l'antimatière, qui serait l'incomprise des Lois Universelles.

Le problème n'est donc pas près d'être résolu, mais nous vous tiendrons au courant de son évolution, et le livre reprendra le cours normal de ses pages très bientôt, dès que nous aurons trouvé un médiateur suffisamment proche des deux partis pour les mettre d'accord. D'aucuns pensent au 3, cousin par certains traits des deux protagonistes, d'autres avancent l'embonpoint imposant du 8
pour régler plus facilement le conflit. Le 0, obèse en équilibre parfait, risquerait de mettre tout le monde d'accord, mais le 1 revendique sa primauté. Et la guerre civile menace.

En fait il semblerait que le 0 et le 8 soient en train de se livrer à un combat de sumos, mais rassurez-vous, ce désordre, encore une fois ,je le répète, n'est
que momentané !!

6 et 9

Ah! ... La vache!! ...


Une grenouille verte était heureuse de vivre, heureuse de se promener de bon matin, quand la rosée toute fraîche faisait scintiller l'herbe humide et que le soleil pas trop fort encore caressait l'air sans l'appesantir. Elle avait une nombreuse marmaille qui croassait autour d'elle en s'ébattant, en
s'éclaboussant joyeusement à chaque promenade dans la mare qui leur tenait lieu de domicile.

Les jours coulaient heureux et sans histoire dans cet univers à ras de terre et d'eau, où la moindre graminée semblait haute comme un arbre pour les batraciens qui n'imaginaient pas de végétation plus haute que leur herbe familière, et moins encore d'espèces vivantes plus imposantes que le roi crapaud, qui gouvernait leur petit monde.
Mais, un jour de printemps (l'herbe était encore vert tendre), alors que notre famille grenouille accomplissait sa promenade coutumière, une vibration, perceptible au sol pour la seule sensibilité des batraciens, se rapprochant de la petite communauté, puis plus rien. Puis de nouveau trois vibrations, plus proches encore, à intervalle régulier. Une immense éclaboussure au bord de la mare, comme un pieu qui s'enfoncerait brutalement dans l'eau. Puis, inattendu donc plus terrifiant, un bruit prolongé, un mugissement qui enfle en crescendo vibrant avant de s'éteindre progressivement.
Pétrifiées, grenouilles de pierre, immobiles de longues secondes, elles écoutent. De nouveau, les vibrations. Cette fois elles s'éloignent, toujours aussi régulières, toujours aussi rythmées. Et encore ce mugissement, moins terrifiant parce que plus lointain, mais toujours aussi intrigant et inquiétant.
Il faut savoir.
Le Conseil des Sages se réunit. Mais malgré de multiples discussions aucune décision ne parvient à prendre le dessus. Et le temps passe,et les pourparlers se reproduisent jour après jour . Sans résultat.
La petite grenouille n'y tient plus. Elle se rend au Conseil,prend la parole et se montre très offensive :
– « Ca ne peut plus durer ! Notre espace vital est menacé par une espèce envahissante, qui vient dans notre mare boire notre eau, et qui risque de mettre en péril notre race alors que le niveau de la mare est très bas: Déjà les étés précédents nous avions des difficultés à nous abreuver toutes. Mais ce monstre assoiffé nous enlève l'eau de la bouche ! Nous n'avons pas assez d'eau pour la partager ! Et puis la mare et le pré sont à nous ! Il faut bouter l'envahisseur hors de notre territoire !
– « L'été est déjà bien avancé et nous avons peu de temps » répond le Grand Conseiller. « Il conviendrait d'aller espionner l'ennemi pour mettre au point une stratégie de défense efficace. Nous enverrons donc notre meilleur élément pour une mission d'espionnage. Il devra trouver les points faibles du monstre et nous conviendrons alors des moyens de nous en débarrasser »
– « Je suis volontaire pour cette mission » dit crânement la petite grenouille.
Tous votèrent pour elle,sans aucune discussion. Et elle prit cela pour une reconnaissance de son haut mérite.
Le lendemain, la petite grenouille fit à sa famille un long discours dans lequel elle vantait son esprit de sacrifice et la reconnaissance émue des membres du Conseil à son égard, quand elle avait, elle seule, eu le cran de se porter volontaire pour cette mission périlleuse. Tout le monde pleura beaucoup à son départ, puis, dès qu'elle eut tourné le dos, reprit ses occupations et pensa à autre
chose.
Les premiers pas furent résolus mais au fur et à mesure qu'elle s'éloignait de son domaine familier, la petite grenouille marchait plus lentement, puis sur la pointe des pattes, puis en se retournant régulièrement pour vérifier si par hasard l'ennemi ne la suivait pas. Sa belle audace du départ laissait place à une sourde angoisse, renforcée encore par une légère brume qui s'était levée sur le
champ.
Elle regrettait déjà sa témérité quand tout à coup, les vibrations. Elles se rapprochent.

La petite grenouille se tient sur le qui-vive, cherchant à déterminer la distance qui peut l'opposer à ce bruit.
Mais l'atmosphère ouatée rend très difficile la localisation. En état d'alerte,immobile, elle retient son souffle. Et voit surgir soudain devant elle ce qui semble bien être une patte, accompagnée d'une deuxième,mais immenses, si grandes qu'elle semblent aller jusqu'au... La petite grenouille pense :
« jusqu'au ciel », mais non ! Ça s'arrête à une sorte de plafond bombé et poilu, comme si ces deux pattes immenses lui servaient de piliers. Et chose étrange, ce plafond est juste au-dessus d'elle.
Comment est-il arrivé là, puisqu'elle-même n'a pas bougé ? Elle a la curiosité de se retourner et découvre deux autres « piliers ».
Intriguée bien plus encore qu' apeurée, notre batracien décide derechef :
1: de se tirer de là
2: d'explorer le monstre en en faisant le tour pour jauger sa dangerosité
3: de rapporter à la suite de son exploration un rapport détaillé à ses congénères
Elle se glisse donc hors de cet étrange édifice, et entreprend de le contourner.
Il est assez difficile de comprendre où est l'avant et l'arrière et la petite grenouille lève le nez en l'air dans l'espoir de trouver une réponse quand s’abat tout droit du ciel une masse informe, flasque et visqueuse, brunâtre, qui vient s'écraser sur le sol tout près de notre héroïne, l'éclaboussant copieusement au passage, et dégageant tout aussitôt une odeur pestilentielle.
L'ennemi dispose donc d'armes redoutables, dont il n'hésite pas à se servir en cas d'agression, des armes chimiques de destruction massive !
Grenouillette en déduit qu'elle est repérée.

Mais n'écoutant que son courage elle poursuit quand même son investigation, prudemment cette fois, et en se méfiant aussi du ciel.
Elle est à présent de l'autre côté, et là, divine surprise, se trouve une butte surplombée d'un rocher, sur lequel elle peut espérer monter pour prendre de la hauteur et qui sait, arriver peut-être à la « tête pensante » de cette imposante machine de guerre.
Elle se perche donc sur la roche et attend que le monstre relève l'énorme cou qui supporte sa grosse tête.
Ce moment arrive enfin et la petite grenouille voit alors son ennemi en face. Il est encore bien plus horrible qu'elle l'avait imaginé. Cela ne ressemble à rien de connu et il lui semble donc inutile de s'attarder à décrire la laideur absolue.
La bête mâchonne, mâchonne sans fin.Que peut-elle avoir dans la gueule ? pense notre téméraire.
Et, forte d'un reportage qu'elle a vu sur certaines coutumes transatlantiques, elle pense aussitôt qu'on ne peut mâchonner aussi longuement et machinalement que du chewing-gum, que donc son protagoniste ne peut être qu'américain et qu'en conséquence il convient de s'adresser à lui en anglais.
Notre amie a bien quelques bases dans cette langue, mais, au vu du résultat, certainement insuffisantes pour se faire comprendre. Elle lui demande pourtant très courtoisement de bien vouloir détaler, mais l'autre ne lui répond qu'en continuant à mâchonner et en la regardant de ses grands yeux sans expression. D'où Grenouillette préfére conclure que son adversaire est débile.
« Une énorme machine de guerre, sournoise et très sophistiquée, disposant d'armes de destruction massive redoutables,mais cachant son jeu sous un air innocent, et au demeurant complètement débile » voilà ce que rapporterait notre batracien au Conseil des Anciens quand on la convoquerait.
Elle retourne donc à la mare et attend sa convocation.
L'administration grenouillère étant ce qu'elle est, il lui fallut attendre longtemps avant que l'avis lui parvienne. Mais enfin! elle était attendue ce soir même pour exposer les résultats de sa mission.
Les premières feuilles tombaient déjà des arbres jaunis. Mais la fraîcheur du soir n'empêcha pas notre vaillante d'arriver au Conseil toute faraude, très légèrement en retard, mais la tête haute, persuadée de l'importance majeure de ses conclusions pour établir un plan d'attaque.
Les renseignements donnés par la petite grenouille provoquèrent questionnements, demandes de précisions, incrédulité même, et de toutes façons de multiples discussions sans fin, chaque membre de la Haute Autorité y allant de sa théorie définitive et de son point de vue tranché. On écouta à
peine, en fait, ce qu'elle avait à dire et on finit par la renvoyer dans ses foyers avec la promesse d'une très prochaine convocation pour mettre au point la stratégie.
Les jours passèrent.
Avec l'arrivée du froid, le « monstre » déserta le pré et son étang, et retrouva son étable, sa litière et son abreuvoir. Pendant de longs mois il ne fut plus question autour de la mare de vibrations, de mugissements ou de menaces quelconques.

L'épisode tomba dans l'oubli au royaume des grenouilles.

Jusqu'à la saison prochaine ? ...Peut-être ? ...

Mais cela, c'est une autre histoire !

Ah!... La vache!!

Les lunettes du Soleil

 

Le soleil s'est fait faire des lunettes:
des lunettes de soleil bien entendu
C'est qu'à presque 5 milliards années d'âge il n'y voit plus très clair et c'est très ennuyeux
Ennuyeux pour surveiller les planètes qui tournent autour de lui et qui en profitent pour n'en faire qu'à leur tête.
Et depuis qu'il porte des lunettes, les hommes prétendent qu'il a des taches noires
Alors que ce sont seulement ses lunettes qui sont noires, et que bien sûr il les déplace continuellement sur la surface de son globe pour voir partout autour de lui !
Mais les hommes disent toujours n'importe quoi pour se rendre intéressants
surtout quand ils ne savent pas
Ou bien qu'ils se servent d'instruments bigleux comme un de leurs derniers télescopes qui était complètement miro !
Ca a bien fait rire le soleil ce jour-là, rire à se tenir les côtes, à tel point qu'il en a pris le hoquet et qu'il s'est mis à postillonner des petits jets de matière
solaire.
Eruptions qu'ils ont dit les hommes!
Ce qui a fait redoubler son fou rire
Année d'activité solaire intense qu'ils ont baptisé ça !
Mais le soleil ne se soucie pas des hommes
Son souci c'est les planètes
Et depuis quelque temps elles se sont mises à faire n'importe quoi :
Elles se rapprochent sournoisement dès qu'il a le dos tourné, pour se réchauffer disent-elles, et s'éloignent comme si de rien n'était dès qu'il les surprend !
Elles ont une orbite elliptique qu'elles prétendent !
Mais le soleil on ne la lui fait pas !
Surtout qu'il a déjà eu des ennuis dans le passé avec un petit malin nommé Icare, qui s'était trop approché lui aussi, pour je ne sais quelle prétention d'homme !
Une sale affaire qu'on lui a mis sur le dos...
Comme si c'était lui le coupable !!
Alors pas question que ça recommence !
Cette fois avec ses nouvelles lunettes, il les a à l’oeil les planètes !
Mais il ne sait plus quoi inventer pour les tenir en respect!
Rien n'y fait !
Pas plus de souffler un formidable vent solaire pour les repousser et tenter de les éloigner,  que ses explosions continuelles de colère, pourtant phénoménales,
qui le font bouillir intérieurement et l'épuisent peu à peu.
Ni même les engueulades répétées qui lui font postillonner des particules
dans un rayonnement cosmique impressionnant ...
Elles trouvent même le moyen, les coquines, de s'aider entre elles en lui cachant la vue ! :
La lune surtout est spécialiste en la matière!
Régulièrement elle se met devant lui pour l'empêcher de voir ce qui se passe !
Non, rien n'y fait ...
Alors il en a assez le soleil!
Et à présent, il rêve à sa retraite...
Quand il pourra enfin réaliser le désir de toute sa vie de soleil : se reposer et surtout, surtout, bonheur suprême, prendre un bain relaxant, lui qui a toujours si chaud, un bon bain,  un bain de soleil bien entendu !...
Et rien qu'en y pensant il se sent gonfler, enfler, devenir tout rouge de plaisir !!!
Et ce sera bientôt ... bientôt oui ...
Dans 4 ou 5 milliards d'années tout au plus ...

Les lunettes du Soleil

Collision*

 

Il était environ minuit quand un sommier s’est engagé en sens inverse sur

la voie lactée. Une famille d’édredons de retour de voyage dans l’espace y

aurait laissé des plumes. Ainsi, après la collision, le père s'est déclaré crevé

et l'un des enfants souffrait d'une hémorragie grave de duvet,

heureusement vite jugulée par les secours de première urgence.

Selon notre correspondant envoyé sur place, cette famille partait pour la

planète des rêves, qui nécessite un long voyage de plusieurs unités

d'espace temps. De leur côté tout était en règle : ils avaient dûment réservé

leur place dans l'accélérateur de particules par l'intermédiaire du G.O.O.I.

(Grand Ordinateur Ordonnateur Interplanétaire), pour parcourir au plus

vite les années lumière qui les séparaient de leur destination. Leurs

passeports tamponnés, leur permis de voyage poinçonné, selon les règles,

ils avaient engagé leur véhicule dans l'accélérateur à l'heure convenue.

Rien à redire donc en ce qui les concerne.

Mais ce n'était pas le cas du sommier, passager clandestin parti à contre

sens dans la machine. Incapable de déchiffrer les indications, il a pris le

sens retour pour l'aller. Il voyageait bien entendu sans étiquette, était non

seulement défoncé, mais hors d'usage (fiché stade 5, déchet notable). Il

espérait faire un mariage blanc avec un matelas complètement bourré, son

complice, qu'il devait retrouver sur place, voilé de draps propres. Il espérait

par ce subterfuge donner le change et se blanchir devant la loi.

Connu des services de contrôle de diverses planètes il risque une mise au

rebut à perpétuité dans la planète décharge la plus proche. Il a choisi un

avocat notablement véreux de sa connaissance, qui aura cependant des

difficultés à plaider en sa faveur, même si on soupçonne son complice, le

matelas, d'être rempli de vieilles pièces de monnaie en vue des coups durs.

Mais celui-ci, roulé sur lui-même, a réussi à se faufiler dans les tuyaux de

l'accélérateur au nez et à la barbe des agents de sécurité, et se trouve

désormais hors d'atteinte.

Bien entendu le sommier fautif n'a souscrit aucune assurance, ce qui prive

en principe la famille d'édredons de tout dédommagement. Mais une

pétition est déjà en route pour que le G.O.O.I poursuive le matelas, le vide

sans pitié de sa substance et reverse la cagnotte aux accidentés.

Collision
Dans les nuages

Dans les nuages *

 

« Je n'ai pas eu le temps de toucher le sol ! »

J'attendais pourtant cet instant depuis longtemps. Je rêvais d'atterrir, c'est sûr, oui !

Mais qu'est-ce que je raconte? Bien sûr que non je ne rêvais pas d'atterrir.

J’étais si bien. Dans un avion extraordinaire, à côté d'un pilote qui me parlait sans trêve. Un pilote avec un casque en cuir brun qui lui recouvrait les oreilles, avec une bonne bouille toute ronde telle une lune pleine, et un petit nez pointu levé vers les étoiles. On volait dans le ciel, au milieu d'une ouate blanche et moelleuse à perte de vue, et l'engin du coup avait tout du navire fendant un océan d'écume. Le temps lui-même était suspendu. L'appareil semblait faire du sur place.

Je somnolais dans le bruit insistant du moteur, très fort et pourtant suffisamment monotone pour bercer. Comme une berceuse qu'on m'aurait hurlé aux oreilles. Je somnolais.

Quand tout à coup, au milieu du discours ininterrompu de mon pilote j'entendis très nettement: "S'il te plaît, dessine-moi un mouton!" "Hein?" fis-je, interloquée par la proposition. Il répéta: "s'il te plaît, dessine-moi un mouton!" et son bon visage rond souriait, ravi de sa trouvaille et de ma réaction aussi sans doute.

Je regardais autour de nous. L'altitude?... peut-être!...à moins que... cette mer de nuages. Et prise au jeu, je choisis un petit amas qui surplombait l'étendue blanche et je décrétai en moi-même: "c'est tout à fait comme ça que je le voulais".

Lui souriait toujours, continuait son récit de plus belle, en compagnie de son petit prince, s'emballait comme un enfant et riait plus fort devant mes yeux ébahis.

Il n'a pas eu le temps de toucher le sol. Le moteur s'est grippé, soudain de mauvaise humeur.

Mais lui souriait toujours: A coup sûr un vol d'oies sauvages viendrait remorquer son avion, et l'emporterait dans les étoiles.

Et comme il attendait cet instant depuis longtemps, l'instant où il partirait sur une comète pour rejoindre son ami, il ne fut pas vraiment surpris.

S'il savait!...

S'il savait qu'en bas on a rien compris! Et qu'on continue depuis à chercher une carcasse de métal sur cette bonne vieille Terre!!!

Banalités

Banalités

 

– Salut ! Dupont avec un T. Comment ça va aujourd'hui ?
– Non ! Moi, c'est Dupond avec un D. Je sais, on se ressemble comme deux gouttes d'eau...
– Ah ? Pardon ! Je vous prenais pour un autre.
– Oui, c'est toujours pareil. M'énerve d'ailleurs, ce Dupont avec un T ! Il me fait de l'ombre.
– Allons ! Quoi ! C'est pas si mal d'avoir de l'ombre, surtout avec cette canicule !
– Oui ! Mais à force d'être dans l'ombre, je vois la vie en noir.
– Allez ! Ne vous plaignez pas ! Grâce à votre jumeau, vous avez deux ombres au lieu d'une. Vous êtes privilégié. Et certains donneraient beaucoup pour être agent double, vous savez !
– Mais je ne veux pas être agent double, je n'ai rien à cacher. C'est pas parce que je vis dans l'ombre que je veux dissimuler quoi que ce soit. Par contre à force de se voir en double on en perd son identité. On sait plus à quel saint se vouer.
– Ne déprimez pas ! Ce n'est pas parce que je vous ai pris pour l'autre que vous n'existez pas.
– Vous dites ça pour me consoler...
– Mais non ! Et puis j'ai une excuse ! Dans un lieu comme celui-ci, on ne sait plus qui est qui ! D'ailleurs c'est pour ça que je vous ai confondu : je vous ai vu en miroir !!
– Oui... C'est vrai que dans le Palais des Glaces , c'est pas facile de se repérer...
– Mais quelle idée aussi de venir ici !! Vous qui ne supportez pas votre double, ici vous êtes au milieu de centaines de vous qui ne sont pas vous. Moi-même d'ailleurs, j'y perds mon latin : Est-ce bien à vous que je suis en train de parler en ce moment ou à l'un de vos doubles ? Comment savoir si vous êtes celui-ci ou bien l'autre, trois rangs plus loin, ou encore celui-là, derrière, qui nous regarde d'un air narquois ?.. Quand je m'adresse à lui, est-ce bien à vous
que je m'adresse ?
– Oh ! Vous savez... Lui ou un autre...
– Mais ça vous déprime pas, ça ?
– Non, parce qu'ici j'ai l'impression de me perdre dans une foule d'anonymes qui me ressemblent. Et au milieu de tous ces anonymes je suis le seul à avoir une identité. C'est rassurant au contraire. Et je me sens moins seul, moins étranger à moi-même. Je peux me voir sous toutes les coutures. Je me suis familier et je me surprends à chaque fois. Je vérifie que je suis toujours moi et je découvre des faces cachées de moi-même, des faces que je ne soupçonnais pas. Je
m'identifie à moi-même, et ce plusieurs fois dans l'heure, et dans le même temps je me redécouvre. C'est exaltant !
Et puis je contrarie Rimbaud : « Je est un autre » ? Eh bien non ! Je est Je et puis c'est tout. Je à l'infini mais toujours Je !!! « Etre ou ne pas être » il faut choisir ? Et bien moi, j'ai choisi !!!
– Donc si je comprends bien, vous venez souvent au Palais des Glaces ?
– J'ai un abonnement. Je suis abonné à la contemplation du moi sous toutes les coutures. Et je ne m'en lasse pas ! Je suis et je ne suis pas. Je me révèle comme pluriel dès que j'entre là dedans et je redeviens unique quand j'en sors. N'en déplaise à Dupont avec un T !!!
– Mais ça ne vous donne pas mal à la tête tout ce manège ? Vous devez sortir de là avec le tournis ?
– Non ! J'ai l'habitude de tourner en rond. Vous savez, avec un chapeau pareil, c'est pas bien difficile. Un chapeau melon, ça aide... Car voyez-vous ! C'est le chapeau qui fait l'homme, et c'est l'homme qui porte le chapeau approprié. L'un ne va pas sans l'autre. Je travaille du chapeau, mais à bon escient. Vous ne pouvez sans doute pas en dire autant.
– Moi je ne porte jamais de chapeau. Ça tient trop chaud au crâne et le mien a besoin de prendre l'air. C'est pour ça que je ne porte pas de cheveux non plus d'ailleurs. Vous remarquez que je suis chauve : c'est pour mieux m'aérer les méninges.
Je ne porte une perruque que pour sortir avec une femme, donc très rarement. Ces dames ne supportent pas les hommes chauves. Elles connaissent d'instinct les vraies raisons de leur calvitie et les soupçonnent d'être trop cérébraux. Elles ont peur de ne pas faire le poids.
D'ailleurs vous ne verrez jamais une femme chauve. Ma perruque me permet de donner le change.
– Chacun ses problèmes. Moi, c'est ma canne qui me gêne. On m'a affublé de cet instrument qui ne me sert à rien. Et je ne sais jamais comment la porter pour me distinguer de l'autre : la poignée vers l'intérieur ou vers l'extérieur ? Dans la main droite ou dans la main gauche ?
Car l'important bien sûr est de ne pas la porter de la même façon que lui !
– Mon pauvre ami, vous vous posez trop de questions !
– En attendant elle m'encombre les mains et refuse de s'accrocher où que ce soit. D'ailleurs quand je vais au Palais des Glaces, la première chose que je fais c'est la laisser au vestiaire. Je me verrais mal la traîner à l'intérieur. Ce serait un cauchemar : le miroir me renverrait systématiquement la silhouette de l'autre Dupont puisqu'il inverse les images !! Quelle horreur !!! Je frissonne rien qu'en y pensant ! Des centaines de Dupont avec un T, là, devant moi !...
– Une vision d'apocalypse, à vous en croire !!
– Tout à fait !! D'ailleurs tiens, je vais suivre votre conseil. Vous m'avez convaincu. Prenez ma canne,  je vous la donne. Ne me remerciez pas, vous me rendez service au contraire en me débarrassant de cet accessoire inutile, de ce brouilleur d'identité. Car vous venez de me révéler à moi-même : Je m'en vais de ce pas me faire tondre la tête. Même si je garde le chapeau, je pourrai me distinguer de l'autre cette fois pour de bon. Ça le fera enrager et ce
sera son tour de faire une crise d'identité. Bien fait !
Si vous le croisez, ne dites rien à Tintin, il le prendrait mal. Lui est unique, il ne peut pas comprendre.
Même si il a un nom double...

Tiens... oui... curieux, au fait... Tin...tin... Étrange ce nom à deux
syllabes semblables... Un Tin avec une majuscule, un tin avec une minuscule... Semblables mais pas tout à fait les mêmes.... un peu comme Dupont avec un T et Dupond avec un D en fait...

Va falloir que je lui en parle...

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