Maitre de balai*
C'était un maître de balai qui nettoyait chaque jour l'avenue de l'Opéra, de haut en bas.
En automne, sous son balai, les feuilles dansaient,puis s'envolaient, jusqu'à l'Etoile. Elles s'envolaient sous les coups vigoureux de l'instrument qui accompagnait de longs chuintements leur tourbillon doré.
L'hiver, plus besoin de maître de balai pour les guider, le vent jouait ce rôle, et c'est lui qu'elles suivaient. Elles suivaient l'air du temps, en quelque sorte, du mauvais temps, ce vent qui leur faisait une bise à sa façon, une bise violente qui poussait les rescapées dans leurs derniers retranchements, et les obligeait à se réfugier dans le moindre recoin des rues. Les plus chanceuses avaient pu
rejoindre un champ, ou mieux les sous-bois où on les laissait en paix s'enfouir sous les arbres tutélaires dans la chaleur douce de l'humus, promesse de fertilité pour la saison prochaine. Les autres pourrissaient dans le creux d'un caniveau.
Au printemps les feuilles prenaient leur revanche, c'était leur saison, et elles pointaient leur frimousse sur tout bois à leur portée, prenaient possession du balai lui-même pour apparaître aux brindilles ressuscitées de son bouquet de branches, aidées par compère liseron, qui immobilisait au sol de l'abri communal l'instrument en hibernation. Car il n'y avait plus de feuilles par terre en cette
saison, elles étaient toutes perchées là-haut, sur les grands arbres , à narguer leur tortionnaire. Le pique-feuille avait pris le relais pour ramasser les papiers sales égarés sur les trottoirs.
L'été venait enfin, saison de l'épanouissement et du farniente, pleine maturité épanouie. Le soleil montait au zénith et tapait fort, l'eau était rare, rendant difficile pour les feuilles de garder dans leurs veines asséchées le liquide vital. Et il arrivait que l'été tant attendu ne tienne pas ses promesses, et que s'écourte la belle saison. La sécheresse trop intense flétrissait précocement les
feuillages, et un vent violent, annonciateur d'orages qui n'éclataient pas, détachait de l'arbre bruni les feuilles déshydratées.
Alors, le maître de balai se libérait de son carcan de liseron impuissant à le retenir, et, berger de l'automne, redescendait l'avenue de l'Opéra, menant les feuilles déchues en ronde jusqu'à l'Etoile.
L' horloge *
L’horloge parlante a fêté ses 80 ans.
L’octogénaire, toujours bon tic, bon tac, a tenu à remettre les pendules à l’heure.
"Non, je ne suis pas aigrie", a-t-elle martelé à plusieurs reprises, "mais cela fait un moment que je ronge mon frein et il faut enfin que je m’exprime".
"J’ai vécu beaucoup de changements depuis le début auxquels je me suis adaptée tant bien que mal. Ou plutôt j’en ai pris mon parti : internet est le plus récent, et personne ne m’a demandé mon avis avant d’inscrire systématiquement l’heure sur la page bureau des ordinateurs. Et mon droit de prévalence alors ? Qui me paie mes droits ?"
"Mais cela n’est rien encore ! Depuis maintenant un certain nombre d’années (je ne me souviens plus combien, ma mémoire flanche !) le gouvernement a décidé d’avancer ou de reculer l’heure officielle tous les six mois !
Pensez-vous qu’on m’aurait demandé mon avis ?
Pas du tout !
Cela s’est fait du jour au lendemain ! Pas de période d’adaptation ! Pas de remise à niveau ! Je n’ai d’ailleurs jamais eu de proposition de formation permanente, en pourtant 80 ans de carrière, alors que c’est un droit du travail, et ce malgré l’évolution rapide des horloges vers une précision accrue jusqu’à l’heure
atomique !!!
J’ai donc subi !
Et bien sûr manquer la date de ce changement d’heure, au tiers de minute près, est impensable! Mon honneur d’horloge parlante est en jeu ! On a sa dignité tout de même !!!...
Alors donc tant bien que mal je me suis adaptée : Une heure de moins, six mois plus tard une heure de plus…
Seulement voilà : Avec ce nouveau système je ne parviens pas à calculer mon temps de travail ! Et donc ma
rémunération légitime ! Je ne vous parle pas des éventuelles heures à récupérer ! Encore moins des RTT !!!
Pas de syndicat à qui demander de me défendre : Je suis unique ! Et je me vois mal être un syndicat à moi toute seule…
Alors à qui m’adresser ?
Directement au gouvernement ? On me trimbale d’un cabinet de ministre à un autre ! Le ministre du tourisme oublie qu’il est aussi celui du temps libre, le ministre des sports prétend qu’il ne s’occupe que des chronomètres… Quant au premier ministre, il répond que pour des raisons de déficit du budget de l’État il n’est pas question pour l’instant de créer un ministère du temps perdu. Bien
qu’en haut-lieu on y songe sérieusement….
Alors ? Qui me dira combien d’heures de travail j’ai gagnées ou perdues dans cette histoire ?
Et puis… Et puis… En fait je déprime.
Plus personne ne me téléphone. Les téléphones devenus portables affichent eux aussi systématiquement l’heure sur leurs écrans. Alors moi, je m’embête toute la journée… Je parle dans le vide, comme une vieille qui radote, et il n’y a personne au bout du fil…
Je ne suis pas aigrie, non ! Mais je sens que j’ai fait mon temps…
Je suis « has been » !
Un comble, hein, pour une horloge, de ne pas vivre avec son temps !
Comment ? Qu’est ce que vous dîtes ??
Que ça me rends bavarde ???!
Ah ! mais ! S’il vous plaît remettons les pendules à l’heure !! Je suis une horloge PARLANTE !! Tout de même !! Non ??
Aller - Retour
Aller :
Bleu...
Je me perds dans tout ce bleu...
Bleu, la couleur du rêve. C'est ainsi que je vois ce lieu, que je l'ai toujours vu, que je l'ai toujours connu. Un bleu transparent, immatériel.
Je suis un oiseau, un rapace dans la montagne.
Ce lac, je le revois si nettement dans mon imagination. Tous les jours je le survolais, tous les jours je le survole encore. Car dans une autre vie
j'ai vécu ici.
L'air est vif.
Je plane.
Le silence.
Je vole trop haut dans le ciel pour entendre les quelques humains qui s'agitent sur le rivage, ou les barques qui glissent sur l'eau. L'eau comme un ciel inversé. Les montagnes comme bornes du ciel.
Au-delà ?
Au-delà dans mon rêve il n'y a rien. Rien que du bleu à perte de vue, sans forme aucune, sans limite aucune, un bleu transparent et vide, un bleu vacant.
Mon univers se borne à ce lac de nulle part au milieu de ces montagnes.
Le reste du monde répète à l'infini ce même paysage, et donc ne m’intéresse pas. Les hommes font du bruit mais ne m’intéressent pas non plus.
Il y a le clapotis de l'eau, le souffle du vent dans les arbres, le bruit de la pluie quand elle fait virer le ciel du bleu au gris et que le lac alors se mue en miroir argenté.
Là est la vie.
Je ne pense à rien.
Je me laisse porter par l'air ascendant : Je suis chez moi, revenu de nulle part.
Comme un papillon sorti de sa chrysalide, je me débarrasse de l'humaine chenille.
Je suis de nouveau moi, et je plane dans un ciel transparent au-dessus de ce miroir qui me renvoie le reflet d'un oiseau magnifique.
Retour :
Homo sapiens !... Sapiens sapiens même !!!
On m'avait tellement vanté la condition humaine !
Qui ne s'y serait pas laissé prendre ?
Qui n'aurait pas été tenté ?
Ça ne dépendait que de moi.
On m'avait laissé le choix. Un choix miraculeux, à les croire, tous...
Une expérience inédite !...
Tout à gagner, m'assurait-on !
J'aime l'aventure.
Je me lance.
On me certifie que ce n'est pas irréversible, pour le cas – fort improbable ! – où...
Et me voilà donc, avec une grosse tête, deux longues jambes, deux bras glabres de plumes. Privé d'ailes. Condamné à marcher pour me déplacer.
Je commence par trébucher à chaque pas, puis un pas sur deux, puis à maintenir tant bien que mal mon équilibre, même si le poids de mon crâne m'entraîne.
Découvertes.
Et expériences inédites.
Le rivage : le contact du sable fin sous des pieds, sa chaleur...
Pouvoir laisser filer ce sable doux entre des doigts...
M'allonger au soleil sur une plage moelleuse qui moule mon corps...
Je m'avance dans l'eau : Ça se complique.
Des longs fûts de bois creusés pour se déplacer à sa surface, des bâtons évasés à manier pour avancer.
Ce lac autrefois familier tout à coup me paraît immense, infranchissable...
Deux trois essais infructueux.
La barque chavire.
Me voici dans l'eau mais je ne suis pas un poisson.
Je suffoque.
Nager ?
Comment fait-on ?
On veut m'apprendre.
Je me sens lourd, malhabile. A quoi servent donc ces longs membres dans
l'eau ?
On me fait enfiler un costume de plongée, une seconde peau de caoutchouc collant.
Il faut respirer derrière une vitre, j'étouffe.
Et je dois me contenter désormais de regarder le lac sans le franchir.
Monter sur les collines, pour voir de nouveau les choses de haut ?
Mes deux longues jambes vont me le permettre.
Mais mon corps est lourd à traîner dans les côtes.
Fatigue, essoufflement, sueur.
J'arrive au sommet mais avec tant de difficultés...
Voilà donc désormais mon univers réduit au seul rivage si je ne veux pas me battre avec une nature qui désormais me repousse.
Du ciel où je volais je dominais le monde sous mes ailes.
A quoi me sert d'être un homme ? A quoi me sert ma sapience et mon gros cerveau ?
Je pose la question.
Et on m'explique que grâce à lui je vais pouvoir… construire et piloter un avion !!!
Ben voyons !!!
Bourdon*
En un bel après midi, Maître bourdon se promène au hasard, à la recherche d'un pré à sa convenance, parsemé de belles fleurs d'été.
Voilà un moment qu'il cherche, parce qu'il n'y voit pas très clair et qu'il ne sait pas où aller.
Les autres lui conseillent depuis longtemps de porter des lunettes,mais il ne veut rien entendre. Mais Il est vrai qu'il fait vraiment la sourde oreille, et que les lunettes ne sont d'aucune utilité dans ce cas.
Donc ce matin là il se promène, comme chaque matin d'ailleurs. Il a ses habitudes de vieux bourdon célibataire. Il se heurte immanquablement à tous les obstacles qu'il rencontre et il sifflote pour se donner une contenance vis à vis des autres, qui ricanent entre eux en le voyant embrasser tous les arbres.
Comme il voit trouble de toutes façons, il finit par perdre le groupe et enfin, par se trouver dans un grand pré, sans arbre.
Il fonce donc tout droit en toute confiance, se fiant à ce que lui appelle son instinct, et qui se limite plutôt à repérer les masses floues aux couleurs vives des fleurs présumées, se détachant sur le vert de la prairie.
Justement, il vient de repérer un tapis de corolles serrées dont il se pourlèche à l'avance les mandibules, à quelques mètres, là, devant lui. Jamais il n'a vu plus beau parterre, de nuances si variées et si vives, joliment écloses, si abondantes en un si espace si réduit.
Notre bourdon se réjouit et approche avec précaution. Il ne faudrait pas rater son atterrissage et écraser une telle manne. Ce serait un beau gâchis. Il se pose donc tout doucement, parcourt un peu le lieu, et s'étonne de la douceur des pétales, curieusement sans relief. Ces fleurs poussent toutes à la même hauteur, aucune ne dépasse de l'autre. Le terrain lui-même est étrange, comme un paysage miniature : Entre des monts au relief adouci se creusent de petites vallées, de légères dépressions, et ce paysage ondule en rythme régulier. Il est pourtant bien au milieu d'un pré et ces fleurs sont vraies, il en est sûr : elles sentent si bon !
Il s'attarde,inspecte de ses yeux de myope, vrombit avec force, tout à son plaisir, choisit une marguerite épanouie pour se poser enfin .
Et voilà qu'il sent un contact.
On caresse son dos velu et noir, très doucement, avec d'infinies précautions. C'est la première fois que notre bourdon se fait caresser par un champ de fleurs et il se dit que quand il va raconter ça aux copains ils vont le traiter de fou. Pourtant le doigt s'attarde, glisse sur le velours de son échine et il entend même la
douce mélodie d'une voix, à laquelle il ne comprend rien, mais si aimable qu'il écoute, immobile, en fermant les yeux.
Les fleurs parlent-elles? Rêve-t-il ? Si oui, alors jamais bourdon ne fit plus beau rêve !
Il faut qu'il honore ces fleurs miraculeuses !
Alors il se met à vrombir de plus belle, pour marquer son enthousiasme, et entame une danse de séduction, tourne en rond en battant furieusement des ailes et exécute plusieurs figures acrobatiques.
Le parterre de fleurs s'est décollé du pré sur lequel il reposait tout à l'heure et un visage avec deux yeux bruns rieurs suit sa parade.
Notre bourdon est heureux. Il a découvert un champ fleuri qui aime ses danses et apprécie sa présence. Lui, le gros bourdon moqué par ses congénères, a désormais trouvé un partenaire à sa mesure, qui communique avec lui .
Et il se promet que demain il reviendra au même endroit butiner ce pré merveilleux et goûter à nouveau sur son dos la caresse suave des fleurs d'été.
Valet de chambre *
Il était valet de chambre dans un grand palace, chargé de faire le ménage chaque matin, de balayer et d'envoyer à la poubelle la poussière de rêve qui polluait les draps et la moquette après le passage du client dans la chambre : Rude métier !
D'abord parce que la poussière de rêves collait aux draps et qu'un simple plumeau n'y suffisait pas, mais aussi parce que le moindre petit coup de vent, dès qu'il ouvrait les fenêtres, la faisait s'envoler et il devait veiller à ce qu'elle n'aille pas contaminer la chambre voisine. Dieu seul sait quelles situations de cauchemars les mélanges de rêves étaient capables de créer. Imaginez qu'une cliente se revoit petite fille lors d'une promenade et que dans la chambre voisine on rêve d'une forêt profonde, à coup sur un loup noir profiterait de l'aubaine pour se faufiler dans la brèche laissée entre les deux rêves et empoisonnerait et souvenir d'enfance et promenade sylvestre. Imaginez qu'un client rêve d'argent coulant à flots et qu'un autre s'endormant dans le même temps se voit tomber dans le vide d'un immeuble de trente étages. Il n'en faudrait pas plus pour répéter le crash boursier de 1929 ! Ou qu'on rêve d'oiseaux migrateurs dans une chambre et que juste en face une cliente trop gourmande soit victime de crampes d'estomac : Voilà comment on invente la grippe aviaire !!
Non ! L'enjeu était vraiment trop important et nettoyeur de rêves un métier à hautes responsabilités.
Il fallait ramasser soigneusement la poussière avec un chiffon doux et la verser sans en perdre un grain dans un seau spécial.
On avait bien essayé l'aspirateur, efficace et rapide, mais alors tous les rêves se mélangeaient dans le même sac et donnaient les situations les plus extravagantes et surtout à haut risque : Des footballeurs africains rachetaient tous les chateaux de France, la Tour Eiffel était exportée à Pékin, le monde se créait en sept jours, un clown triste accédait à la présidence du pays le plus puissant du monde : c'était vraiment n'importe quoi et on ne pouvait pas se permettre de prendre des risques qui menaçaient la culture et la paix mondiale.
Aussi, le seau qui recueillait la poussière de rêves se divisait en compartiments fermés et étanches. Un cadenas à code secret garantissait l'inviolabilité du récipient.
Quand le seau était plein, le valet empruntait un passage dissimulé interdit au public pour se débarrasser de sa récolte dans un puit très très profond, creusé dans la roche depuis la nuit des temps. De mémoire d'homme, on ne se souvenait même pas de son origine précise.
Là disparaissaient tous les rêves avortés d'une humanité imaginative, dans un trou sans fond.
Ce qu'on ignorait cependant, c'est que le prétendu puit était en fait un volcan, éteint depuis des milliers d'années, des dizaines et des centaines même de milliers d'années.
Un jour, notre valet de chambre s'attarde au bord. Il est fatigué – son métier l'épuise – et il s'assied un moment. Une petite douceur, une petite cigarette, un moment de pause bien mérité. Il trouve le paquet entamé dans sa poche, craque une allumette, la secoue pour l'éteindre et la jette dans le puit .
Le volcan n'attendait que ça.
Ravivée par l'air frais de sa chute, l'allumette rougit de nouveau et allume le volcan endormi.
Volcan qui éructe et se met à cracher en hoquets l'intégralité des ordures qu'on a entassé dans ses souterrains pendant toutes ces années innombrables.
Les poussières de rêves jaillissent en faisceaux de lumière incandescente, haut, très haut dans le ciel et viennent se coller en amas lumineux sur la voute céleste jusque là noir de jais. Désormais une traînée scintillante barre le ciel nocturne en un panache phosphorescent.
La Voie Lactée est née.
Et en l' admirant la nuit venue, les hommes inventent de nouveaux rêves qui très bientôt la rejoindront.
Nuage *
Voilà un mois que ce nuage était là, immobile dans le ciel, à observer la ville avec un petit sourire en coin. Comment était-il arrivé là ? Personne ne le savait.
Il avait choisi sa place, juste au-dessus de la kermesse locale, installée depuis quelques jours. Très sociable en tout cas, il aimait voir du monde. Bien placé pour jouir d' une vue d'ensemble sur tous les promeneurs qui se faufilaient entre les manèges, ou attendaient devant les vendeurs de barbe à papa ou de pommes d'amour, il souriait. Beaucoup ne se rendaient même pas compte de sa présence – quels adultes regardent encore les nuages ? – mais il avait très vite intrigué les enfants, curieux de le trouver toujours là, immobile. L'un d'eux l'avait même vu faire un clin d’œil au passage d'une jolie demoiselle. Mais quand il avait raconté ça à ses parents, il n'avait obtenu que haussement d'épaules et moqueries . Qui croit ce que disent les enfants ?
Il fallut donc l'insistance de plusieurs bambins pour que les gens « raisonnables » lèvent enfin le nez et constatent que le petit nuage restait là et cherchait à communiquer avec les humains.
Comme toujours, le phénomène inhabituel provoqua la méfiance et l'hostilité de la majorité. On regardait d'un œil soupçonneux le petit facétieux : de quoi se mêlait-il d'abord, et puis ça ne se fait pas, et puis c'était encore un coup des services secrets . Les ragots allaient bon train.
Très vite donc les théories du soupçon incendièrent l'opinion publique qui devint incontrôlable, et exigea du gouvernement l'éradication rapide et définitive du perturbateur.
Selon son habitude le gouvernement temporisa, prononça de beaux discours, et, faute de technique appropriée, ne fit rien.
Mais les choses prirent des proportions incroyables, les uns prétendaient que ce petit nuage ne faisait de mal à personne, qu'il était plutôt rigolo, qu'il avait parfaitement le droit de s'exprimer, qu'un petit nuage dans un ciel bleu trop pur rompait la monotonie, etc... Les autres répliquaient qu'on ne savait pas ce que ça cachait, qu'un nuage ça va mais s'ils venaient trop nombreux ça poserait vite un problème, que ça faisait désordre dans notre beau ciel national, qu'on serait bientôt colonisés, etc.... Et les discussions firent bientôt place à des émeutes. Les deux camps dressés l'un contre l'autre se tabassaient en pleine rue. Les forces de l'ordre durent intervenir pour éviter que ça dégénère en guerre civile.
Le petit nuage regardait ça de haut et constatait qu'il y avait de moins en moins d'enfants sur les manèges et de moins en moins de gens barbouillés de barbe à papa, mais ne comprenait rien à toute cette agitation.
Ce fut seulement quand on le bombarda avec des canons à eau longue portée d'abord, puis carrément avec des armes à feu, qu'il commença à se fâcher. Il s'ébroua de toute l'eau qu'on lui envoyait et trempa les arroseurs avant d'éclater de rire devant leur allure de chats mouillés. Mais il devint noir de colère sous le feu des projectiles qui l'obligeaient à bouger pour les éviter, et qui lui faisaient perdre chaque fois un ou deux flocons.
Et la guerre contre le petit nuage dura ainsi plusieurs mois.
Jusqu 'à ce qu' il en eut assez, et déserta pour ne plus jamais revenir.
On fit d'abord la fête au village. Seuls les enfants pleuraient. Les Anciens, eux, étaient inquiets, car ils savaient.
Le petit nuage était venu en éclaireur. Repoussé, il avait persuadé la masse des nuages de ne plus jamais revenir au-dessus de cette terre.
Désormais, les gens se lamenteraient devant leurs arbres et leurs cultures desséchés etce ne sont certes pas leurs larmes salées qui feraient pousser leurs plantations rachitiques .
Car dans le Sahara où se passait cette histoire, il y a fort, fort longtemps, on donnerait cher, à présent, pour voir un petit nuage s'attarder au-dessus du sol et pleurer de rire devant le spectacle d'une fête foraine.
Académie des Belles Lettres *
Inadmissible !...Intolérable !... Irresponsable !... Impossible !!!...
Ah ! Il en a, de ce genre-là , des adjectifs, tout prêts !.. Là, sous la main !!
Il sourit jaune en constatant qu'ils commencent tous par un préfixe de négation, de refus, de révolte...
Refus, oui !!! De la situation dans laquelle on enferme les écrivains depuis quelques temps.
Depuis une dizaine d'années environ, ou même un peu plus, il ne sait plus...
De toutes façons depuis bien trop longtemps, et cette fois il en a assez. Assez de se taire ! Et d'encaisser !
L'obéissance servile et obséquieuse, pour plaire à ces messieurs dames, terminé !
Cette pseudo Académie des Belles Lettres, créée de toutes pièces, par un pouvoir soit-disant « innovant », c'est pire que la censure!!
Elle au moins était constante, elle avait même des idées fixes, on savait à quoi s'en tenir !
Alors que maintenant, à une date qu'un groupe d' « experts » choisit, en ne prévenant que quelques semaines à l'avance, les règles du « bien écrire » changent : L'emploi des mots ou des formules sublimés varie selon une sorte de mode, et les critiques les jugent à l'aune d'un bon goût supposé du moment. Un jour, les mots désuets ont la cote, le lendemain tout bon texte se doit de multiplier les adverbes, plus tard on porte le verbe être aux nues, pour en faire peu après la marque des écrivassiers à rejeter. Des modes naissent ainsi sans cause ni raison, qui changent à une vitesse record. Montesquieu pourrait en réécrire les Lettres Persanes...
Une situation en tous cas intenable pour tout écrivain digne de ce nom qui rédige un roman de qualité sur la longue durée.
Sa dernière œuvre avait été recalée par cette même Académie, et démolie par la critique, au prétexte qu'elle manquait de couleurs, de ressenti, que la palette des sentiments, avec toutes leurs nuances, était limitée, qu'on aurait voulu plus de précisions, et ragnagna... on lui conseillait de multiplier les adjectifs chatoyants, évocateurs, on vantait les qualités de ces mots qui accompagnent les noms et donnent vie à des tableaux bien pâles sans eux... Pensez-y ! lui avait-on affirmé avec un sourire bonhomme...
Il se détourne et crache par terre. Je t'en ficherai, des adjectifs !!
Et lui, bonne pâte, et écrivain débutant prêt à écouter les conseils « bienveillants » de ses aînés et de « ceux qui savent », avait passé toute l'année suivante à corriger son manuscrit pour y ajouter les précieux sésames qui allaient en faire un chef d'oeuvre, soit-disant !!! Une myriade de qualificatifs tous choisis pour épater le chaland !!!
L'année suivante, sûr de son fait, il s'était présenté une nouvelle fois à l’Académie, qui seule décidait de l'autorisation de publication, son ouvrage à la main, dûment ciselé au goût du jour... Pour s'entendre cette fois vanter les qualités des textes réduits à leur expression minimum, « sans un mot de trop » lui répétait-on d'un ton désolé et réprobateur, « Ah !! les qualités de l’Épure !!... quand chaque mot porte et touche juste, sans en rajouter !... Laissez donc votre lecteur imaginer le reste », lui suggérait-on...
Sujet verbe complément... Phrases aussi raccourcies que possible... roman limité à 100 pages, maximum 150 !
Il avait ravalé – difficilement – sa colère et son orgueil blessé pour faire valoir à son contradicteur que l'année précédente on lui avait dit...
Et l'autre avait battu l'air de ses deux bras comme s'il voulait s'envoler, marchant de long en large, perdu dans des diatribes sans fin : L'année dernière c'était du passé, les goûts avaient changé, il fallait vivre avec son temps dans un monde en perpétuel mouvement, qui s'accélérait en plus ! Il avait remarqué, n'est-ce pas ??...
Logorrhée qui l'avait cloué sur place, fulminant de colère rentrée, et qu'on avait osé terminer par une petite tape paternaliste sur la joue et une main posée sur l'épaule... Une main qu'il aurait volontiers mordue...
Et maintenant il est là, dans les locaux de cette maudite académie, accroupi au pied de ce bureau qui ne le cache qu'en partie. Sur sa tête, une cagoule noire, signe dérisoire de son nouveau statut de terroriste. Il ne bougera pas. Il s'est accroché avec le mot chaîne au lourd montant de bois du meuble inamovible, et il a avalé la clé.
A la main il a un sac. Un sac de gros mots, les plus gros qu'il a pu trouver, qui pèsent leur poids. Il les lancera en premier. Ils vont en prendre plein la g....
Le deuxième paquet contient des « bombes à eau », des mots lourds parce que trempés de la sueur du labeur et de l'effort d'écrire auquel il se contraint depuis des années.
Très léger par contre, tout à coté de lui, il a du arrimer un colis qui malgré ses efforts menace de s'envoler : celui-là contient des noms d'oiseaux. Ce sera pour le dessert.
Et de toutes façons, ils ne sont pas prêts de parvenir jusqu'à lui : en arrivant il a déversé dans l'escalier principal tout son chargement d'adjectifs devenus inutiles, ceux qu'il avait accumulé depuis un an pour les mêler à son roman. Une quantité énorme qui non seulement va entraver leur progression mais leur promet une belle partie de toboggan !
Il ricane intérieurement en imaginant la scène.
Le « poids des mots », ils vont apprendre à leurs dépens de quoi il s'agit !
Ah !...Du bruit !
Les voilà !
Il est prêt.
L' an 3000 *
L'an 3000 !! On avait tellement déliré à l'approche de l'an 2000, et embrassé avec conviction les perspectives les plus pessimistes liées au climat de l'époque ! Et voilà que l'an 3000 était déjà là sans que personne n'ait eu le loisir de s'alarmer. Il faut dire qu'on avait passablement brouillé la perception du temps depuis, par des expériences spatio-temporelles, des voyages dans des « trous de vers » – la dernière lubie touristique – , un allongement démesuré de l'espérance de vie...
A tel point qu'on fêtait ceux qui parvenaient à mourir par une kermesse mémorable, qui rassemblait toutes leurs connaissances, forcément nombreuses à l'heure de l'inter-connexion.
Lucie avait pris soin de préparer son prochain périple à l'avance, en louant sans tarder les cordes indispensables pour explorer les fameux trous de ver. Elle avait surtout embauché un guide expérimenté, à cause du risque majeur de se perdre, car elle savait que le moindre petit décalage dans le trajet pouvait vous faire dériver de quelques milliers d'années. Un problème à ne pas prendre à la légère, d'autant que les assurances rapatriement s'avéraient inefficaces dans ce cas.
Normalement elle s'absenterait l'équivalent de 2 mois terrestres. Mais elle prévoyait une extension possible de la durée sans angoisse : Si elle se retrouvait dans un autre temps, elle se referait des amis facilement.
Ici ou ailleurs...
De toutes manières la notion de famille n'avait plus cours depuis belle lurette: Les enfants naissaient en laboratoire, de l'éprouvette à la couveuse, et leurs premiers mots étaient pour choisir leur âge de référence à vie.
Et puis c'était si simple à présent de lier connaissance. Puisque aucune conséquence ne s'ensuivait. Il suffisait de tenter.
Comme ce type il y peu, qui s'était même risqué à lui sourire plusieurs fois de suite ! Il prenait un gros risque en faisant cela, même si désormais les liftings garantissaient l'élasticité de la peau. Mais une déchirure pouvait se produire aux commissures des lèvres, toujours fragiles, avec le risque d' une opération complète.
Il fallait qu'il soit mordu !
Elle lui avait répondu par un petit sourire en coin, ne lui laissant rien espérer de précis. Il était plutôt séduisant, la trentaine en apparence – Peu importait son âge véritable ! Elle même avait 120 ans et gardait l'apparence de 25 qu'elle avait choisie – Plus âgé, il aurait eu le bonus de l'expérience, simplement . Un atout appréciable !
Lucie déplia l'immense serviette éponge qu'elle avait amenée et s'étala de tout son long sur la surface moelleuse.
Elle se sentait parfaitement en phase avec le monde qu'elle habitait.
Un monde où la guerre n'existait plus. Car si un conflit s'annonçait il suffisait de se réfugier dans un autre temps pour le désamorcer, faute de combattants. Un monde sans lutte sociale : Des moyens de survie étaient alloués à chacun, selon ses besoins. Personne ne manquait de rien. Un monde sans dispute : on changeait d'amis comme de chemise.
Seuls comptaient ici et maintenant, à tout instant.
Lucie se retourna et admira le bord de mer impeccablement reproduit derrière une immense vitre protectrice. Il faisait doux, une température idéale de 25° maintenue en permanence. Des flots d'un bleu intense, appuyés par un rajout d'indigo, se soulevaient en vaguelettes légères, soulignées d' une crête d' écume immaculée en polystyrène, et s'épanchaient sur la plage, au sable fin de granules de plastique coloré du rose pâle à l'or. Le tout scintillait dans la lumière zénithale d'un projecteur géant stationné sur orbite, qui avait depuis longtemps remplacé le soleil, accusé par son rayonnement ultra-violet de nuire à la santé humaine, maintenant que la couche d'ozone avait définitivement disparu.
Quelques mauvaises langues prétendaient que ce paysage empestait. Bien sûr. On avait essayé d'intégrer des poissons dans cette mer mais ils n'avaient pas supporté le changement de leur milieu naturel et avaient très vite crevé. Les poissons étaient des animaux trop rustiques, antédiluviens, sans aucune capacité d'adaptation !
Lucie, elle, parfaitement intégrée à cette vie, se perdait dans la contemplation de ce paysage marin. C'était comme une immense œuvre d'art, comme un tableau de maître à l'intérieur d'un musée. Dans les musées aussi on protège les œuvres par des vitres. Pourtant, qui ne rêve pas de passer derrière et d'entrer à l'intérieur du tableau?
C'est impossible , certes !
Personne pourtant ne s'en offusque.
Et puis... Pour être crées par des pinceaux de couleurs sur des toiles, les « marines » artificielles des peintres sont-elles moins belles que ce que nous offre la Nature?
Ainsi pensait Lucie.
Mais nous étions à une autre époque.