BLUES *
C'est arrivé si vite... sans prévenir bien sûr... En y repensant ça ressemble à un cauchemar...
Avant...
Mais à quand cela remonte-t-il ?
Avant...
Cette insouciance, cette gaieté, cette confiance en l'avenir...
Ca s'est effacé si vite...
Avant, je m'endormais au milieu de nuages bleus, du souvenir de soirées baignées dans les effluves de tabac blond, les longues cigarettes entre les doigts gantés des élégantes qui s'exerçaient aux ronds de fumée, les effluves de l'alcool aussi, quand la voix d'un fêtard éméché perçait le brouhaha des conversations et jetait une fausse note dans la musique continue. Et la drogue, par moment, bon génie des improvisations.
J'étais très fort pour improviser, et chaque fois les applaudissements du public et leurs sifflets enthousiastes couronnaient mes échappées belle sur mon piano de jazz.
Aaah ! Le jazz !!
La musique de cette époque, nouvelle et optimiste, marche en avant et confiance sans faille en un futur grandiose, goût de vivre, le doute pas permis, feu vert à toutes les entreprises, même les plus folles !!
Années folles, c'est comme ça qu'on les nommait, et elles portaient bien leur nom. Quand je me revois alors, m’apparaît une grande salle très bruyante, noyée de fumée, comme dans un rêve. Des halos bleus, mobiles, aériens – le bleu était la couleur du temps, même la musique était blues – Et moi, au milieu de cette salle, seul maître à bord de mon piano, j'inspire profondément cette atmosphère et je ménage un court silence avant de me lancer à corps perdu dans une nouvelle invention au rythme endiablé. Et autour de moi, ça danse, ça se trémousse, les robes à paillettes ondulent, les boules lumineuses à facettes donnent le tournis, et je suis saoul, possédé, déchaîné sur mon clavier.
Mais ça, c'était avant.
Un jour d'octobre, un cataclysme s'est produit. La haute finance a bu le bouillon.
Krach, ils ont baptisé ça, en une onomatopée évocatrice. L'arbre qu'on croyait solide s'est cassé en deux.
Crac !
Débâcle, fermetures d'usines, chômage, longues files d'attente devant la moindre promesse d'embauche, soupe populaire, déambulation sans but dans des rues devenues sinistres à force de maisons barricadées et de grilles fermées.
Le désert, le néant.
Plus de musique, puisque plus d'argent donc plus de clients. Une lente descente vers le silence, l'anonymat, l'insignifiance, l'ombre.
Et aujourd'hui...
Aujourd'hui, j'attends le passant, armé de mon nécessaire à chaussures, je le supplie presque, toute dignité oubliée, assis au coin de la cinquième avenue. Qu'il veuille bien me permettre de cirer ses souliers, en échange d'une piécette qui ressemble plus à une aumône qu'à un salaire.
Il fait froid, l'air est humide, et mon manteau me protège mal sans cache col.
Ma vie désormais a la couleur du ciel d'hiver et de cette boite de cirage noir dans laquelle je rêve que je me noie toutes les nuits.
C'EST RATÉ*
Ils savaient plus quoi inventer. C'est ce que se dit La limace en recevant l'invitation. Un bal costumé maintenant, comme si dans leur milieu on avait besoin d'un bal costumé pour avancer masqué. Il
haussa les épaules et posa le carton sur le premier meuble.
Il irait bien sûr, il ne pouvait pas faire autrement ! Aussi bien on l'attendait. Il pouvait pas se débiner. Ça aurait paru suspect. Et pas de pire gros mot chez eux.
Il soupira ou plutôt souffla très fort avant de roter bruyamment, comme pour évacuer l'arrière goût désagréable qui venait lui envahir la bouche en pensant à cette soirée.
Et puis en quoi allait-il se déguiser ?
Une évidence ! Pour « La limace », se déguiser en escargot allait de soi. L'idée dessina un sourire sur ses lèvres grasses. Ils le prendraient comme ils voudraient ! C'était décidé !
Mais, honneur oblige, il ne pouvait pas se pointer seul! Il fallait à l'escargot un joli petit colimaçon, bien troussé, bien potelé où il faut, pour lui tenir compagnie. Sa petite nana du moment, Lolo, comblerait
ses fantasmes. Avec deux antennes sur la tête, elle serait trognon, et il suffirait de maquiller ses fesses rebondies dans un tissu gris pour avoir la forme toute trouvée d'une coquille.
Et en pensée, puis du plat de la main, il caressa une courbe avantageuse, yeux mi-clos, en extase.
Ses yeux retombèrent sur le carton d'invitation : « Vous êtes invités à une soirée hermaphrodite ».
Ça, c'était signé ! Duduche adorait les mots ronflants, surtout quand il n'y comprenait rien. Il disait se fier à son instinct, au son des mots, à l'effet que ça faisait, qu'un terme savant ne pouvait pas vouloir dire des choses idiotes, et puis qu'il n'y avait pas de raison de laisser à quelques-uns l'usage de mots qui sonnaient chic.
Autant d'arguments sans réplique, la preuve selon lui : personne ne
l'avait jamais contredit.
La date ? Dimanche, jour où les entrepôts étaient fermés, garantie donc d'une tranquillité absolue.
Au fait j'espère qu'on a la clé ! Et cette idée le fit tout d'un coup éclater de rire, trop content de sa bonne blague.
Il revint au carton.
Tout le gratin était invité sans aucun doute, les différentes familles, décidées pour une soirée à mettre en sourdine leurs désaccords. Décidées, ouais, sans doute, mais de toutes façons la coquille ne suffirait pas, se dit La limace avec un rictus, le gilet pare-balles
s'imposait, et aussi un petit joujou discret à glisser sous le costume. L'important, dès l'arrivée, était de repérer discrètement les planques au cas où, ainsi que les issues possibles. Et de boire juste ce qu'il faut pour ne pas être asocial mais pas perdre la boule au cas où il faudrait se casser en vitesse.
Encore des obligations, des civilités, des sourires, des tapes sur l'épaule et des serments éternels en perspective.
Il leva les yeux au ciel. Les serments éternels étaient les plus dangereux. Chaque fois il croisait les doigts dans son dos quand il en était la cible, trop bien « éduqué » pour ne pas savoir ce qu'ils cachaient.
Il regarda le calendrier. Dans trois jours. C'était noté.
Et le jour vint.
A huit heures précises Lolo était là, faisant le pied de grue dans sa rue habituelle. Elle avait pris son costume dans un sac. On entrevoyait une coquille dorée.
Ah les femmes !!
Il descendit la rejoindre.
C'était pas très loin. Dix minutes tout au plus. Par galanterie il demanda à Madame quelle voiture elle préférait, entre l'audi gris foncé, et la mercédès à l'ancienne garée au coin.
Le choix fait, deux trois manips de mécanique de base, et un démarrage en douceur s'il vous plaît.
Arrivés à bon port, difficulté à se garer, des bagnoles partout. Salamalecs d'usage, « on est si heureux de se retrouver ! ».
La soirée bat déjà son plein, on n'est pas les premiers, ya du monde.
Parlottes, sourires, champagne, on trinque dans tous les coins, on pelote en collectif, tout y est !
L'ambiance, quoi ! Difficultés à atteindre le bar, on se faufile, on pousse un peu, mais gentiment, hein, on est entre gens bien!
La température commence à monter, il fait chaud sous les costumes. Lolo fait sensation, surtout sa « coquille », et elle est suffisamment femme et bête pour croire que c'est parce qu'elle est dorée.
Mais La limace n'est pas le seul à dévorer du regard ses rondeurs. Il va falloir mettre de l'ordre dans tout ça, faut pas exagérer quand même, il ne va pas accepter n'importe quoi !
Tour d'horizon sur l'assemblée : Quels sont les « prédateurs » les plus redoutables pour sa Lolo ?
Tiens, curieux, il ne voit plus Petit gris qu'il avait pourtant aperçu tout à l'heure !
Petit gris est un nabot, sec comme un hareng, le cheveu gris et dru tondu à un centimètre sur son crâne pointu, il est un peu con mais il a le langage fleuri, et contre toute attente, l'art de plaire et d'embobiner les femmes.
Introuvable, Petit gris, bien que La limace fouille du regard chaque recoin du vaste espace.
Mais tout d'un coup, toutes portes ouvertes, surgissement d'une bande d'uniformes bleu marine et casquettes assorties, tous flingues dehors. :
« Bougez plus ! Haut les mains ! Vous êtes frits ! »
Aussitôt, crépitement des flingues en retour.
C'est la partie adverse qui a tiré en premier apparemment puisque les allongés sont tous du même côté.
La flicaille ? A cette heure-ci ? Qui a pu la mettre au courant ?
La même question, sur toutes les lèvres. Le même point d'interrogation, dans tous les regards.
Et soudain, faiblement, susurrant de dessous la casquette d'un mourant:
« Les mecs, vous êtes cons, c'était un bal costumé, non ? Et en plus vous avez pas eu l'idée de regarder la date ? »
Petit gris !? Déguisé en flic ?? Avec un pétard en plastique ???
Et La limace retire son carton du fond de sa poche :
Bal costumé le dimanche 1er Avril !
Rouleaux de printemps *
C'était déjà la fin de l'hiver.
Et elle avait épuisé ses maigres ressources et dépensé une fortune pour se refaire une santé et revigorer son organisme, sans résultat. Ce matin encore, face au miroir, elle pouvait lire sa défaite dans son visage marqué et ses yeux cernés.
Il était temps de réagir. Une cure s'imposait, une cure de rouleaux de printemps.
Elle n'aurait plus maintenant que quelques jours à attendre avant de pouvoir commencer.
Aussi, elle guetta sur les arbres l'apparition des premiers bourgeons, et dans les bois l'éclosion des premières primevères. Et, dès que l'air se fit moins frissonnant, au premier rayon de soleil, elle s'habilla d'un sur-vêtement chaud car la belle saison n'en était qu'à son début, et partit à la recherche du pré idéal. Il devait être fort pentu et recouvert d'une bonne herbe grasse pour convenir à son projet.
Elle le découvrit bientôt, et l'arpenta jusqu'en haut. Là, elle s'allongea dans l'herbe, perpendiculaire à la pente, ramena ses bras pliés contre son buste, raidit tout son corps de la tête aux pieds, et se laissa rouler sur la pente jusqu'en bas.
Quand elle se releva, un grand sourire illuminait son visage.
Alors elle recommença. Puis recommença encore.
A la fin de l'après-midi, ses douleurs musculaires avaient disparu. Son corps était détendu, plus souple, son esprit apaisé. Fatiguée et radieuse, elle se promit de recommencer le lendemain et les jours suivants.
Et à la fin de la saison, la cure de rouleaux de printemps avait porté ses fruits : elle avait retrouvé l'esprit de ses dix ans !
AILLEURS *
Perdue dans ses pensées, Elle suivait des empreintes de pas sur la plage. Quand soudain elle se trouva dans une file d'attente...
Elle fut surprise au premier abord, mais on lui avait appris à être patiente et jamais au grand jamais Elle ne se serait permise de passer devant quelqu'un!
Pourtant, celle-ci, de file, avait quelque chose de curieux : Constituée d'empreintes de pas, rangéesdeux par deux, une pour chaque pied, à la file indienne, elle semblait remonter très loin... L'attente serait longue, il faisait très chaud, mais bon, il fallait en prendre son parti !
Si au moins cette file avançait, on pourrait avoir l'espoir de parvenir au but ! Si elle avançait, même très lentement ! Mais non, décidément, la file était tout à fait statique, et depuis le temps qu'Elle était là, à attendre, Elle n'avait pas fait un pas de plus.
Ça devenait pénible à la fin, et Elle finit par se dire qu'elle allait partir, et reviendrait demain.
Elle partit.
Et le lendemain donc, de bon matin, Elle retourna sur la plage, suivit les traces de pas, et finit par se retrouver, là encore, dans une file d'attente.
Mais décidément Elle jouait de malchance, parce que non seulement la file ne s'était pas raccourcie, mais une trace de pas supplémentaire était venue s'ajouter à celles de la veille ! Elle le voyait bien !
Hier Elle se situait au niveau du caillou rond et de la coquille de moule cassée, aujourd'hui, elle était en arrière !
Elle attendit encore, patiemment, sans que la file évolue, finit par s'impatienter et par repartir, comme la veille, en se promettant de revenir tenter sa chance demain.
Et le lendemain, même jeu, même file, mais encore plus longue, une trace de plus que la veille devant elle, c'était désespérant!... Et cette chaleur !!
Et le manège se reproduisit les jours suivants, avec une file d'attente toujours et toujours plus longue !
Drrrrriiiinnnnnggg !!!! fit une sonnerie tonitruante à son oreille.
Et Elle, bondissant du lit, en sueur, et éreintée, vit avec plaisir les gouttes de pluie automnale qui perlaient aux carreaux de ses fenêtres.
INCOGNITO *
Né par hasard chez de braves gens, personne ne l'avait vu arriver. Il pensait traverser l'existence incognito, mais rien ne s'était passé comme il l'envisageait.
Dès son plus jeune âge, on lui demandait de prendre parti pour l'un, pour l'autre, ou on lui proposait continuellement des dilemmes : Que voulait-il pour terminer son repas ? Une pomme ou une poire ? Un jour il avait répondu un scoubidou, ce qui lui avait valu d'être privé de dessert. Ou alors on exigeait qu'il choisisse son camp, l' équipe avec laquelle il voulait jouer, ou celui de deux camarades qui avait raison. Toujours des choix, toujours se ranger derrière l'un ou l'autre, avec immanquablement un risque de représailles à la clé, une réprimande, même une bagarre dans les cas les plus sérieux.
Aussi avait-il très tôt adopté une position « philosophique », du ni oui ni non, ou alors de l'énigme – le temps que l'autre cherche à comprendre on était passé à autre chose – ou bien un discours plein de circonvolutions qui énumérait les mérites de chaque position contradictoire pour embrouiller l'enquiquineur.
Un institut politique réputé qui formait tous les dirigeants du pays se chargea de le formater. Après cinq ans d'études, les félicitations des professeurs couronnèrent une thèse interminable sur « le risque mérite-t-il d'être pris?». Ainsi, bien armé dans la vie, il devint avocat et se fit très vite une réputation par sa facilité à plaider pour ou contre selon le cas qui se présentait. On ne savait jamais qui il allait défendre de l'accusé ou de la victime. Seul son bon plaisir le guidait, en toutes circonstances.
Il trouvait à son métier de grands avantages : notable parmi les notables de sa petite ville, il savait garder ses distances, et on s'adressait à lui avec déférence. Il s'habillait de gris, ce que le sérieux de son état justifiait, selon lui du moins, avec l'avantage ainsi de ne pas se faire remarquer et de se confondre avec le gris du ciel, à peu près permanent dans la région.
Un jour cependant, il apprit par une affiche placardée sur un mur qu'il devrait désormais orner son paletot gris d'une étoile jaune. Il ne connaissait pas la raison et ne voulait d'ailleurs pas la connaître, l'expérience lui avait démontré que de la question « pourquoi » découlaient souvent beaucoup d'ennuis . Il regarda autour de lui et s'aperçut que plusieurs citoyens portaient déjà docilement cet ornement. Il réfléchit, pesa le pour et le contre, c'est à dire se demanda comme à son habitude comment il passerait le plus inaperçu, avec ou sans l'étoile, et opta pour le port. Après tout, l'obéissance était le meilleur moyen de ne pas attirer l'attention des autorités.
Peu de temps après, il fut convoqué et invité à se rendre dans un vélodrome pour un contrôle de routine. Quand il arriva, une foule de gens attendaient déjà, alignés devant des panneaux marqués des lettres de l'alphabet. L'attente se prolongea mais enfin on les dirigea vers des quais où les attendaient des trains. Il regarda autour de lui. Il vit une foule grise et indifférenciée qui avançait en masse compacte dans le noir de la nuit. Il s'y fondit et sourit. Son rêve se réalisait : il ne s'était jamais senti aussi anonyme.
SUR LA ROUTE DE...
Je retourne rarement sur les lieux où j'ai vécu. Toujours peur de ne pas retrouver ce que j'ai aimé alors, que les rues aient été bouleversées, que les boutiques familières aient changé d'enseigne, que tous les visages soient ceux d'étrangers. En général j'éprouve alors une sensation de solitude extrême, terriblement déprimante.
Mais cette fois-là, le hasard joue. Sur la route buissonnière des vacances qui doivent me mener à Nice, se trouve la petite ville de R... où j'ai habité pendant toute mon adolescence.
Ce jour-là donc, midi approche et je roule depuis quatre bonnes heures. Il est temps de trouver un endroit où casser la croûte et moitié par fantaisie, moitié par nécessité, je choisis la bourgade de mon enfance pour m'arrêter.
Une promenade en « centre ville » dans les rues trop connues réveille les souvenirs. La périphérie a effectivement changé mais le centre garde son tracé tortueux et les devantures sont reconnaissables. Quelques façades défraîchies et d'autres ripolinées de neuf (trop neuf), des visages trop vieux ou au contraire « pas d'ici », mais rien qui vienne heurter l'idée que j'ai gardé de ce coin de France un peu perdu.
J'emprunte les rues piétonnes tout en mordant avec appétit dans mon sandwich et profite de la douceur de l'air pour flâner.
Je vais au hasard.
Un détour de rue, une impasse dans le quartier ancien, une petite place, et là, un visage tanné et ridé me jette un regard bleu avant de s'incliner de nouveau sur le tri des livres de son étal. Un flash. Je sais qui est cet homme, bien sûr, et mon premier réflexe est de baisser les yeux et de hâter le pas.
Monsieur Vincent! Le libraire de l' « Attrappe-mots ».
J'ai seize ans. J'ai fait un pari bête avec des garçons de mon age – nous étions toute une bande – « T'es pas chiche !! » ils me disent. Et moi, bien sûr ! On me parle pas comme ça ! Caché derrière l'arbre du coin – incroyable! il y est encore! – je guette. Eux font semblant de rien, tout en m'épiant et en rigolant, assis sur la margelle de la fontaine, l'air de rien.
Le libraire range son étal, consciencieusement – un peu comme aujourd'hui. Il rentre chercher d'autres livres. Je bondis, fauche le premier volume à portée de mains, et je m'enfuis. Mission accomplie, je ne perdrai pas la face, c'est tout ce qui compte.
Fêté comme il convient par la meute – Aah ! Les rites de passage !. Le souvenir me fait sourire, mais amer.
Pauvre Monsieur Vincent ! Il me traite de tous les noms, à juste titre. C'était hier...
Je retourne en hâte à la voiture. Un papier, un stylo, quelques mots, il va me prendre pour un malade, peu importe. Je n'attendrai pas de voir sa réaction, bien sûr. Quoique... le prix du livre était sur la première page, marqué au crayon, je m'en souviens. C'était une série de poche,un bouquin à bas prix. 3,50 francs ! 60 cents d'euros à peu près !
Je glisse la somme dans l'enveloppe qui accompagne mon petit mot. J'y ai inscrit :
Monsieur, j'espère que vous voudrez bien pardonner au chenapan qui vous a emprunté voilà quinze ans un volume à 3,50 francs sur l'énergie nucléaire. Peut-être serez vous surpris d'apprendre que ce petit livre a été à l'origine de sa vocation de chimiste et qu'il est à présent maître de recherche au CNRS en la matière. C'est donc avec toutes ses excuses et toute sa reconnaissance aussi qu'il vous paie aujourd'hui sa dette.
Je scelle l'enveloppe et longe sa devanture jusqu'à sa boite aux lettres, où je glisse ma missive après avoir vérifié que la rue est déserte, et je reprends la route, le sourire aux lèvres : Ces vacances s’annoncent pleines d'imprévus.
LE LIVRE*
Tout a commencé entre les pages d'un livre.
Un de ces livres qu'on ne quitte pas, toujours là sous votre main, où que vous soyez, qui vous colle aux basques, comme une seconde peau, trop bien ajustée à vous même, impossible à échanger, impossible à prêter à un autre.
« Parce que c'était lui, parce que c'était moi », un mot si beau sur l'entente parfaite et silencieuse, la complicité idéale propre à s'adapter à ce livre unique : il ne souffre aucun partage, se trouve toujours en travers de votre chemin, entrave même votre marche, agaçant et indispensable ami de toujours.
Car avant ce livre là bien sûr, il n'y avait rien, vos souvenirs littéraires sont absents, il les a tous remplacés.
Et tout comme dans la bible : « Au commencement était le verbe »... Au commencement était le livre,... Un livre!: Celui-là!
Et vous vous retrouvez tout bête, en train de l'ouvrir une fois encore, de relire un passage que vous connaissez par coeur! Or, de façon tout à fait incompréhensible, et comme si c'était la première fois, vous vous replongez dans les mêmes mots, dans les mêmes phrases, avec un délice tout neuf, une émotion vierge, la sensation de vous glisser dans un bain chaud et vaporeux. Vous savez par avance que vous allez en éprouver un grand bien être, sans doute même savez-vous quel genre de bien-être, et pourtant la griserie est là, et la découverte intacte. Comme un séjour dans les bras de la légendaire Calypso qui vous fait oublier toute vie antérieure.
Et quand vous reposez le volume, ce n'est jamais bien loin. Il y a un grand silence dans votre tête et vous vous surprenez à sourire aux anges.
Toute communication avec autrui est provisoirement impossible.
« Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas ». Et vous, vous êtes le détenteur d'un secret unique.
MINET*
Elle attirait les chats sans savoir pourquoi. A son grand dam, puisqu'elle les détestait .
Qu'est-ce que ces bestioles pouvaient bien lui trouver à la fin ?
Ses amis arguaient qu'elle était du signe du poisson, ce qu'elle trouvait ridicule ! A ce compte-là, née sous le signe de la vierge, elle aurait attiré tous les mâles en rut !
Pourtant, l'eau, Ondine aimait ça. Maître nageur de profession, elle y évoluait comme dans son élément naturel. Elle vivait au bord de la mer et surveillait les plages. Son métier : secourir les touristes imprudents qui se risquaient trop loin des côtes, et aussi, quelquefois, pour les enfants surtout, les initier aux rudiments de la nage.
C'était même une idée fixe pour Ondine : Apprendre à nager à tous ceux qu'elle rencontrait. En fait elle ne pouvait pas concevoir qu'on ne sache pas, ou pire, qu'on puisse ne pas aimer l'eau. C'était la première question qu'elle posait aux gens qu'elle croisait : « savez-vous nager ? ». En cas de réponse négative, vous aviez droit à une invitation à la piscine et à un cours de natation gratuit. Et elle en faisait bénéficier hommes et bêtes.
Alors lorsqu'un chat l'approchait, il était immédiatement empoigné et balancé à la flotte.
Et le chat ne revenait jamais prendre une deuxième leçon de natation.
APOLLO 11
C'est le moment. Nous venons de recevoir l'accord de la base. La porte du sas s'ouvre, lentement.
L'échelle glisse sans bruit le long de ses rails. Je vois chaque échelon défiler, et s'engouffrer l'un derrière l'autre dans la nuit noire. Je me présente devant l'ouverture et me trouve face à une béance. Le silence, absolu. Mon cœur bat. Je me retourne et j'agrippe avec prudence le haut de la rampe.
Un coup d’oeil à la fusée qui nous a abrités pendant tout ce voyage, dernier lien avec une planète que je crains de ne jamais revoir. Un geste d'encouragement de mes coéquipiers, aussi tendus que moi.
Je regarde le palier et je cherche le premier échelon.
Avec d'infinies précautions je hasarde mon pied sur son support. Neuf marches à descendre, l'une après l'autre, en retenant chaque geste comme dans un film au ralenti . Tout mouvement brusque pourrait avoir des conséquences funestes. Je me croirais dans un rêve s'il ne menaçait pas à tout moment de virer au cauchemar. Mon cœur bat de plus en plus fort, le heurt dans ma poitrine en devient douloureux.
Je respire difficilement.
Une sourde angoisse m'étreint. Mais je ne dois rien laisser paraître, même si j'ai l'impression d'être un condamné à mort qui gravit un échafaud inversé. Quand je poserai le pied sur le sol, Dieu seul sait ce qui m'arrivera. En attendant, une seule consigne : calme, gestes mesurés, un échelon après l'autre, tout doucement, sans à coup.
J'ai une mission, et il faut que je fasse durer le suspens. Ils en veulent pour leur argent, tout là-bas, sur la terre. Je suis le personnage principal d'un film à grand spectacle, du jamais vu, et des millions de spectateurs, en ce moment même, à près de 400 000 km de là, sont scotchés devant leur téléviseur et comptent avec moi le nombre de pas qui me séparent de la surface lunaire. Ils suivent depuis des jours le feuilleton fantastique que la NASA leur offre. Ils ne doivent pas être déçus.
Je descends, donc.
Des pensées étranges m'envahissent: Et si en réalité j'avais la tête en bas ? Et si je montais au lieu de descendre ? Sur la lune, plus de repère : haut, bas, plus de points cardinaux. Nord, sud, est, ouest n'existent plus.
J'ai soudain le vertige et je m'agrippe à la rampe. Mais où suis-je en fait, réellement ? Et par rapport à quoi? Ne sommes-nous pas en train de franchir une limite, au-delà de ce qui est permis à l'homme ?? -- troisième échelon --
Je vais, moi, le premier des humains, mettre le pied sur une planète qui ne nous était pas destinée... Je suis un nouvel Adam, sur le point de croquer une deuxième fois la pomme défendue... -- quatrième échelon –- … Et si Dieu nous punissait d'avoir transgressé sa loi, s'il nous chassait de la Terre comme il nous a chassé du paradis?... Bien sûr je ne suis pas le premier explorateur parti à la recherche d'un monde nouveau : Colomb avant moi avait pris ce risque, et ce qu'il découvrait devait lui paraître aussi étrange que la lune aux humains d'aujourd'hui... Oui, mais lui allait rencontrer très vite d'autres hommes dans ces terres, alors que moi, je le sais, quand je poserai le pied sur ce sol, je serai seul... absolument seul... –- cinquième échelon –-
Le froid m'envahit. Ma combinaison est pourtant étanche et isolée, ce n'est donc qu'une impression. Il faut que je me ressaisisse. Là haut ils comptent, comme moi, les secondes, les minutes, les éternités.
Le temps, mais quel temps ? Le temps terrestre bien sûr, sans référence sur la lune où il n'existe pas, et où un « jour » n'est pas égal à 24 h. Et quelle date sommes-nous ? Que font-ils en ce moment, sur la Terre ?...
Plus que deux échelons... Il faut que je me prépare à dire cette phrase historique que j'ai préparée avec soin la veille du voyage. Ils m'ont donné leur accord et même félicité pour ma trouvaille. Voyons ! Que je me concentre. Ce n'est pas le moment pour ma mémoire de flancher. Je dois m'exprimer lentement comme si je cherchais les mots, avec quelques hésitations, pour qu'on croie à une improvisation – « l'émotion n'en sera que plus intense », ont-ils précisé.
Alors, devant tous les micros du monde braqués sur moi, sous l'œil de la caméra, dans le silence de mort, au moment même où mon pied touche le sol poudreux, j'entends ma voix prononcer solennellement: « Un petit pas pour l'homme, un bond de géant pour l'humanité ! »